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seule preuve de passion qu’elle se permette de donner à André ? Elle la lui donne : pour sauver Marthe, elle se perd. « J’ai demandé à Fernand, dit André, s’il pouvait me jurer… — Oh ! dites les mots ! .. Qu’il n’avait jamais été mon amant. — Oui. — Et alors ? — Il a juré… — Ah ! le misérable ! »

Si l’on raconte qu’une femme a envoyé un homme tuer un autre homme et qu’elle a reçu le meurtrier, à son retour, par ces mots : « Qui t’a commandé ce meurtre ? » l’anecdote est paradoxale. Pourtant cette question, c’est le cri d’Hermione ; « Qui te l’a dit ? » et ce cri révèle une âme. De même le « Misérable ! » de Denise. Il paraît surprenant, hors de cette place, qu’une jeune fille traite son séducteur de misérable parce qu’il a gardé le secret de sa faute : c’est le privilège du poète dramatique de créer de tels caractères et de les animer par de telles passions qu’ils puissent, dans une heure critique, user avec vraisemblance de mots invraisemblables. Le cri de Denise est naturel autant que celui d’Hermione ; avec la même beauté psychologique, il a peut-être plus de beauté morale ; n’est-ce pas l’explosion d’une âme qui se sacrifie ? Ce signal de dévouaient marque le point culminant du drame.

En criant sa faute, Denise a jeté le poids qui fermait sa conscience : elle la vide à présent de toutes ses misères. Elle raconte et l’occasion de sa chute et ses suites : les instances de son fiancé à la veille du duel, et puis l’abandon, la naissance clandestine d’un fils et sa mort. Avec quelle rigueur elle et sa mère, pendant des années, ont dû contraindre leurs âmes pour que le père ne se doutât de rien ! À présent elle se soulage et la douleur d’André se mêle à la sienne : « Vous pleurez ! lui dit-elle, merci ! Il n’y a que vous et maman qui ayez jamais pleuré avec moi. »

Ce n’est plus sa mère, ce n’est plus André seulement qui pleure avec Denise, mais tout le public ; chacun, autant que son émotion le permet, cherche par quelle issue l’héroïne et le héros pourront s’échapper du cycle de supplices où ils sont tombés. Brissot, mis en défiance par le trouble de sa femme, a écouté la confession de sa fille ; il a failli étrangler Fernand ; puis il lui a donné le délai d’une heure pour faire demander par Mme de Thauzette la main de Denise. Dans son cerveau de vieil honnête homme et de soldat, trop étroit et de matière trop peu subtile pour admettre des délicatesses de philosophe, Brissot ne conçoit qu’une réparation de la faute d’une fille : le mariage avec son séducteur. Il ne connaît que la décision de la morale traditionnelle ; il résout de la faire exécuter comme une consigne. « Fernand et Denise ont forgé leur chaîne ; qu’ils la portent ! » Ainsi prononce-t-il, dans une admirable scène avec sa femme, où lui et elle disent exactement ce qu’ils doivent dire, lui héroïque, elle touchante, et sans que ni l’un ni l’autre quittent un moment leur