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l’abri de toute indiscrétion d’autrui ; — et pourquoi ? Par amour, justement, pour André. Ajoutez que ce sacrifice, André l’a provoqué : par cet acte volontaire, il s’est obligé envers Denise ; Thouvenin le lui dit nettement : « Ou vous n’aimiez pas Mlle Brissot, et alors il fallait la laisser tranquille et ne pas lui arracher son secret, ou vous l’aimiez, et alors tant pis ou plutôt tant mieux pour vous, vous voilà engagé avec elle pour la vie. » Remarquez, enfin qu’André ne se décide pas sans lutte ; mais quoi ! Thouvenin le lui dit encore : « Croyez-vous que vous allez maintenant rentrer dans la catégorie des jeunes gens à marier et que vous allez, par l’entremise d’un ami ou d’un notaire, faire demander la main d’une petite jeune fille qui vous aimera peut-être après le sacrement ? » Non, il ne le croit pas ; il se connaît lui-même, et voilà de la haute et forte psychologie : ce n’est pas impunément qu’on a subi de telles épreuves d’amour et qu’on s’y est soi-même poussé plus avant ; il est trop tard, à présent, pour qu’André s’arrache de Denise ; il ne lui reste qu’à fermer décidément ses bras sur elle en lui donnant son nom.

Il se peut donc qu’un honnête homme, par de bonnes raisons et avec raison, épouse une fille-mère ? — Apparemment ! — « Oh ! oh ! Fait le public, voilà où M. Dumas voulait en venir ! Aussi bien, dès le début, son manège nous était suspect. Il nous a fait passer par un chemin où il y a trop de pierres, trop de pierres de scandale, et trop savamment disposées, pour nous habituer à sauter l’obstacle. Il nous a montré, dès le lever du rideau, comme représentans du monde, quelques pharisiens d’élite ; il nous a fait voir, par les manœuvres de Fernand autour de Marthe, comment l’honneur d’une jeune fille peut innocemment périr ; il nous a exposé la promiscuité du phalanstère Bardanne-Thauzette ; il nous a dépaysés par le mauvais ton de ses personnages, qui appellent les choses par leur nom ; tout cela pour pouvoir s’écrier à la fin : — « Où est la société sans péché qui a droit de lapider mon héroïne ? » Chacune de ces précautions nous choquait déjà : quand nous pouvions à peine en deviner le sens. Volontiers nous aurions protesté qu’il n’y a pas de pharisiens dans le monde ; qu’une jeune fille bien élevée ne peut être séduite ; qu’il est sans exemple, à Paris, qu’un jeune homme laisse approcher sa sœur d’une femme dont il a été l’amant ; qu’aussi bien on n’a jamais été l’amant d’une femme, mais qu’on a été seulement du dernier bien avec elle… Toutes ces répliques, pendant trois actes, nous les avions au bout de la langue ; — pendant deux actes au moins, car le troisième, en nous émouvant, nous avait étourdis. Mais voici que, dans le quatrième, par l’office du raisonneur Thouvenin, l’auteur allume sa lanterne et explique son spectacle ; et le rideau baissé, nous découvrons qu’en effet il faut tirer de cette pièce la conclusion que Thouvenin en tire : un honnête homme peut épouser une fille-mère. Ah ! ah ! nous reconnaissons