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VII

Une grande révolution s’annonce et celui qui, mieux que tout autre, aurait pu la faire aboutir, vient de disparaître. Le ciel nous avait donné un grand ingénieur ; il nous l’enlève au moment où une initiative hardie nous devenait plus que jamais nécessaire. M. Dupuy de Lôme, mon ami, le jeune maître avec qui j’ai tant de fois, quand il n’était encore qu’à ses débuts, sondé les secrets de l’avenir, nous aurait si bien aidés dans cette métamorphose nouvelle, — métamorphose qui ne saurait profiter à aucune puissance maritime autant qu’à la France[1] ! — Nous l’aurions, comme aux jours de 1849, de 1860, soulevé dans nos bras pour qu’il pût voir au loin et nous montrer encore le chemin de la victoire. Esprit sûr et pratique, il ne prenait jamais des nouveautés que ce qu’il en fallait retenir ; il avait, si je puis m’exprimer ainsi, l’audace sage ; mais il avait avant tout de l’audace. Fait pour commander des flottes, aussi bien que pour en construire, il portait sa résolution sur tous les terrains. Le premier, il nous enseigna comment il fallait diviser les flots ; le premier aussi il nous fraya la voie dans les airs. Maintenant il est allé rejoindre ces deux grands esprits. Le Verrier et Dumas. Ils ont aspiré tous les trois à la même demeure : ils vont s’y retrouver, car ils n’étaient pas de ceux qui pensent qu’après avoir asservi la matière, nous pouvons n’être que matière nous-mêmes. L’univers frémirait en vain ; il faut qu’il porte le joug : Dieu lui a donné un maître et ce maître, c’est l’homme. Nous ne l’avons jamais si bien prouvé qu’aujourd’hui. À l’œuvre donc, vous qui devez nous consoler de cette perte immense ! À l’œuvre, officiers et ingénieurs ! Redoublez d’efforts et n’oubliez pas ce que la patrie attend de vous !

Il n’y a que deux puissances en Europe qui soient obligées d’entretenir deux flottes à la fois, parce que seules ces puissances ont à se garder sur deux mers : il est interdit à la Russie de laisser la Baltique sans défense, quand il lui faut courir à la protection de ses établissemens de la Mer-Noire ; la France, de son côté, commettrait une rare imprudence si elle évacuait complètement la Méditerranée, pour concentrer, à un jour donné, la totalité de ses forces entre Brest et Dunkerque. Encore la Russie a-t-elle la ressource de faire dans la Baltique l’économie des arméniens d’hiver, tandis que nous restons, nous autres Français, vulnérables en toute saison,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1882, la Bataille d’Actium.