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pour alarmer toute une marine marchande. La Manche, en moins d’une heure, se l’est renvoyée d’une rive à l’autre. On ne sait d’où elle sort ; on ignore où elle rentre. Ne comptez pas ses pertes : son grand art, sa force principale consiste à ne rien craindre et à sacrifier sans scrupule quelques-uns de ses tronçons. « Il est mort tout de même, « disait l’assassin du duc de Guise, pendant que le bourreau lui rompait les membres. Voilà un vrai mot de torpilleur ! Vous voyez donc bien que cette marine n’a rien de commun avec l’autre ; qu’il faut la distinguer soigneusement de celle que j’appellerai « la marine des millions flottans. »

Je ne demande pas aux hommes d’état leur secret ; je leur dirai volontiers le mien : mes vœux sont essentiellement pacifiques ; la guerre est aujourd’hui, si nous voulons employer le langage de* affaires, « une opération qui ne paie pas. » Quel étrange soupçon a donc pu traverser l’esprit de nos vieux alliés de Crimée, pour que tout à coup, sans que rien d’apparent justifiât un pareil mouvement d’opinion, ils se soient décidés à faire un de ces grands efforts qui nous ramènent aux jours ombrageux des Chatham ? L’Angleterre va dépenser en constructions neuves près de 100 millions de Jraiics. Quand on possède 46 vaisseaux cuirassés représentant un total de 326,000 tonneaux, il semble qu’on devrait considérer sans envie les 31 cuirassés et les 181,000 tonneaux du voisin. En jouant l’épouvante, ou s’expose à produire la méfiance chez les autres, lise-il si nécessaire, comme on l’a proclamé de l’autre côté de la Manche, « que la marine britannique soit toujours le double de la marine française ? » N’y a-t-il pas, au contraire, un certain danger pour une politique facilement, presque innocemment impérieuse, à disposer de ressources excessives ? Le ton, sans qu’on y prenne garde, se hausse ; les moindres désirs contractent des allures péremptoires ; on perd peu à peu l’habitude des ménagemens, et cette dictature morale, à laquelle on nous a si souvent accusés de prétendre, on se laisse entraîner à y aspirer soi-même. Les gouvernemens, par bonheur, sont plus sages que les peuples, et cette tendance dont notre orgueil s’offusque s’évanouira, j’en suis convaincu, aussi rapidement qu’elle s’est manifestée. Que 1 Angleterre pourvoie donc comme elle l’entendra au soin de sa sécurité, qu’elle mette sa suprématie navale sous la garde d’une double et d’une triple flotte, je ne vois point là un motif suffisant d’éveiller nos consuls. L’Angleterre nous gênera, nous irritera peut-être, en s’appliquant avec une attention jalouse à comprimer nos essors les plus légitimes : je ne crois pas qu’elle ait jamais l’idée de nous réclamer la Guyenne et Calais.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.