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vivre, il y trouve d’abord une occasion, avidement saisie, d’épancher sa sensibilité. C’est alors que, pour exciter des mouvemens de pitié plus vifs et plus profonds, il recourt à ces inventions dont il n’aperçoit que le pathétique, et c’est alors qu’il ne recule ni devant l’étrange ni devant l’affreux pour nous tirer des larmes. Et il n’a pas tort, après tout, puisqu’effectivement, du milieu même de toutes ces horreurs et de toutes ces bizarreries, le pathétique, pour la première fois, se dégage.

Les contemporains ne s’y sont pas trompés, ni surtout les contemporaines. « Il y a ici un nouveau livre, écrivait en 1728 à Mme Calandrini cette touchante Aïssé, intitulé les Mémoires d’un homme de qualité qui se retire du monde. Il ne vaut pas grand’chose, et cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes. » Et ces cent quatre-vingt-dix pages, on le verra tout à l’heure, ce n’était pas Manon Lescaut. Mais, à cinquante ans de distance, une autre grande amoureuse, dont l’ardeur même a purifié le désordre, Mlle de Lespinasse, essayant de peindre à son tour sa passion à M. de Guibert, écrivait : « Il n’y a point de cet amour dans les livres, mon ami, et j’ai passé avec vous une certaine soirée qui paraîtrait exagérée si on la lisait dans Prévost, l’homme du monde qui a le plus connu ce que cette passion a de doux et de terrible. » Venant de telles femmes, ce sont là des témoignages dont un romancier, pour démodé qu’il soit, peut éternellement se parer, et c’est l’abbé Prévost, on doit le dire à sa gloire, qui le premier de tous les a valus au roman moderne. En effet, il est tout ce que l’on voudra, — ou plutôt tout ce que l’on ne voudrait point, — mais il est pathétique et il est surtout passionné.

Laissons l’intrigue, passons-lui l’invraisemblance, pardonnons-lui la bizarrerie, que de traits inoubliables dans ces romans justement oubliés ! Quels accens de sensibilité profonde ! Quels cris de passion vraie ! « L’amour me fit sentir tout d’un coup qu’il avait attaché le bonheur de ma vie à ce qu’il me faisait voir et que ce n’était plus du sort ni de mon propre choix qu’il le fallait attendre… » Et quelles déclarations exquises ! « Je n’aime point assez la vie pour craindre beaucoup la mort, mais vous pouvez me la rendre aimable, et je viens vous demander si vous voulez me la rendre aussi douce qu’elle peut l’être avec votre tendresse… » Lecteur, à qui l’on a dit sans doute, comme à moi, que Prévost écrivait mal, ou qu’il n’écrivait pas, reprenez seulement ces phrases l’une après l’autre, modulez-les-vous à vous-même à voix haute, et quand vous vous serez empli l’oreille de leur musique, dites si vous ne reconnaissez pas dans le romancier quelque chose d’autre ou de plus qu’un écrivain, et vraiment un poète ! Et il est plein de ces trouvailles, que l’on voudrait pouvoir sauver du vaste naufrage de son œuvre ! Et ce n’est rien,