Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/829

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retrouverait une aventure plus « naturelle » et un roman plus a vécu, n d’autant on en ferait un éloge plus complet. Comme si cependant, selon le mot du poète, nous pouvions autrement sortir de la nature qu’avec les moyens mêmes de la nature, et comme si même ce que nous trouvons le plus artificiel n’était pas naturel au regard de ceux qui l’ont véritablement éprouvé ! S’il est naturel d’aimer comme des Grieux, en quoi le sera-t-il moins d’aimer comme Lovelace ? A moins que la sensibilité du plus commun, du plus grossier, et, si je puis ainsi dire, du plus calleux d’entre nous ne soit l’unique mesure de ce que les héros du drame ou du roman auront le droit d’en montrer, et que, dans une immense aspiration de toute notre esthétique vers la médiocrité, nous ne posions en principe qu’aimer, c’est aimer sagement, modérément, raisonnablement, et, en deux mots, à la façon de ceux qui n’aiment point ! Mais, au contraire, ce qui fait la rare valeur de Manon Lescaut, ce qui met l’œuvre de Prévost au rang de Paul et Virginie, qui ne lui ressemble guère, ou de Roméo et Juliette, qui lui ressemble encore moins, c’est ce qu’il y a de peu ordinaire, et, en ce sens de peu « naturel, » dans ce roman d’une fille et d’un aventurier, c’est ce qu’il y a en Manon, et surtout en des Grieux, de supérieur ou d’étranger à eux-mêmes dont ils n’ont pas conscience, mais dont Prévost a conscience pour eux et qu’il a, en un jour de bonheur et d’inspiration, admirablement démêlé.

Il faut partir ici de ce principe que l’amour, le véritable amour, ou tel du moins que nous l’avons vu plus haut défini par Prévost lui-même, est aussi rare parmi les hommes que la beauté ou le génie. Les uns aiment par mode, pour faire comme tout le monde, et parce qu’ils ne veulent point se singulariser ; les autres, quand ils en ont le loisir, dans les intervalles que leur laissent d’autres passions : avarice, orgueil, ambition ; la plupart prennent pour l’amour ce qui n’est que le désir d’aimer, à moins que ce ne soit la vanité de l’être ; et tous enfin, ou presque tous, comme nous le pouvons voir, gouvernent avec prudence, politique et sang-froid une folie dont le propre serait d’être ingouvernable. Quelques-uns seulement, de même que quelques autres pour le malheur ou pour le crime, sont créés pour l’amour : telle fut dans la vie réelle, Mlle de Lespinasse, tel peut-être Prévost lui-même, et tel est bien son des Grieux.

Aussi n’ai-je jamais compris le mal que se donnent quelquefois encore les faiseurs de préfaces pour excuser, ou atténuer au moins, ce qu’il y a de vilenies et de crimes, dans la cruelle histoire du malheureux chevalier. C’est ainsi que se passaient les choses, nous disent-ils, en ce temps-là. Tricher au jeu, vivre aux dépens des filles et de leurs protecteurs, se faire un revenu des