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pour ceux qui en sont les victimes, d’une sympathie qui va parfois jusqu’à l’admiration. Ce sont, en effet, des explorateurs qui reviennent des contrées quasi fabuleuses dont nous avons tons entendu parler, mais où la plupart d’entre nous n’ont jamais mis ni peut-être ne mettront les pieds, et qui nous en attestent matériellement l’existence. Ils y sont allés et ils en sont revenus ; nous les voyons, nous les touchons ; ce sont des hommes comme nous ; et, en écoutant avec avidité les récits qu’ils nous en font, parce qu’ils ont beaucoup peiné nous leur pardonnons bien des choses : car, en leur place, qui sait ce que nous eussions fait nous-mêmes ? C’est ici le fondement de la tragédie, du drame et du roman, dont les chefs-d’œuvre ne seraient que les annales du crime historique et de l’impudicité privée si nous ne sentions intérieurement qu’il apparaît parfois des exceptions parmi les hommes, et que le propre des exceptions est de confira er les règles, — en portant durement la peine de les avoir violées.

On voit par là que, bien loin de se distinguer, comme on l’a cru souvent, du reste de l’œuvre de Prévost, Manon Lescaut, au contraire, en est l’expression culminante, si je puis ainsi dire, l’inoubliable et immortel abrégé. Entrant dans le détail, je montrerais aisément qu’il n’y a rien dans Manon Lescaut qui ne se retrouve à quelque degré dans Cléveland ou dans le Doyen de Killerine. Il faudrait seulement se hâter de faire observer qu’en revanche il y a dans le Doyen de Killerine ou dans Cléveland trop d’inventions interposées qui ne se retrouvent heureusement pas dans Manon Lescaut. Si donc l’on a pu dire ingénieusement de Marianne ou du Paysan parvenu qu’il suffirait presque d’en retrancher ce qu’ils ont de trop pour y avoir du même coup ajouté ce qu’il y manque, on peut dire qu’en élaguant de Cléveland ou du Doyen de Killerine ce qu’ils contenaient de superfluités romanesques, Prévost lui-même a dégagé son chef-d’œuvre de la matière qui l’enfermait. Mais c’est bien toujours la même matière et c’est bien toujours le même ouvrier. Ceci nous explique en passant qu’il ait toujours pour sa part préféré son Cléveland à sa Manon ; et que des juges plus désintéressés, La Harpe et Marmontel, aient constamment égalé l’un et l’autre roman. Diderot et Rousseau ont encore mieux fait, qui l’un et l’autre ont loué Cléveland en des termes presque enthousiastes, mais nulle part, que je sache, n’ont seulement nommé Manon Lescaut. Et si dans notre siècle, et dans notre siècle seulement, on a reconnu tout d’une voix la supériorité de la petite nouvelle sur le long roman, en voici la raison. C’est qu’à mesure que le roman moderne avançait dans ses voies et que l’amour devenait le principal ressort ou, mieux encore, l’âme diffuse du roman, — à tel point qu’à peine