Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Diderot, en préférant les a gages » des libraires aux a pensions a de cour, Prévost élevait cette même dignité d’écrivain que le baron de Grimm abaissait, pour autant qu’il pouvait être en lui. Tous les deux, en effet, préparaient le temps où, ne dépendant plus que du public, c’est-à-dire de tout le monde, — et le libraire n’étant plus que l’intermédiaire, — l’homme de lettres ne dépendrait véritablement plus de personne. Aussi leur devons-nous beaucoup d’indulgence d’abord, et ensuite un peu de reconnaissance. Mais, en tout cas, lorsque nous avons à parler des besognes vulgaires où ils se trouvèrent plusieurs fois réduits, non-seulement nous devons nous garder de mêler aucun dédain à l’expression de nos regrets (ce qu’aujourd’hui même nous faisons trop souvent) mais encore nous souvenir que c’est là le prix dont ils ont payé pour nous la liberté même qu’ils nous ont léguée. Triste nécessité, oui, sans doute, et même un peu humiliante, quand on est capable de Manon Lescaut ou du Neveu de Rameau, que de rédiger des prospectus pour des marchands d’orviétan ou même de traduire de l’anglais d’un illustre inconnu les Lettres de Mentor à un Jeune seigneur, mais après tout moins humiliante, et qui vaut mieux à mon gré que de devoir le vivre à la générosité de M. Helvétius, et le couvert à celle de M. Le Riche de La Popelinière.

Maintenant, ce que nous disons des besognes vulgaires où l’état de sa fortune obligea plus d’une fois Prévost, nous ne l’entendons pas de son Histoire des voyages, ou plutôt nous devons l’en excepter expressément. Nulle besogne en effet, à l’âge où les sources de l’invention tarissent, et où, pour se continuer, les mieux doués n’ont rien de mieux à faire que de se répéter, ne pouvait plus heureusement convenir à Prévost. Le goût de la géographie était aussi naturel à ce romancier que celui de l’histoire, et peu de romans, sous ce rapport, sont aussi curieux que les siens. Rappelez-vous, dans Manon Lescaut même, de quels traits, exacts ou inexacts, il n’importe, mais précis et heureux, la Nouvelle-Orléans est dépeinte, la vive impression que l’on en reçoit, cette fidèle image enfin d’une colonie lointaine, perdue au milieu des déserts, oubliée de la mère patrie, que l’on en garde dans la mémoire. Évidemment son imagination aimait à se figurer de pareils spectacles ; et avec les traits qu’il trouvait dans les récits des voyageurs il aimait à former des tableaux de la couleur de ses pensées. De huit volumes dont son Cléveland se compose, il y en a deux d’uniquement consacrés aux aventures du héros dans les déserts d’Amérique, parmi les humains Abaquis et les féroces Rouintons. Quelques pages, perdues dans la quantité des aventures, font songer au Discours sur l’origine de l’inégalité, et quelques pages, avec un peu de bonne volonté, font