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songer aux Natchez. Dans d’autres romans, une Espagne, une Italie, une Turquie, un Maroc ou une Algérie de convention, des usages bizarres, des coutumes étranges, ne sont pas décrits avec un plaisir moins évident. Ces dispositions expliquent suffisamment le vif intérêt qu’il dut prendre à l’Histoire des voyages, et comment, en moins de vingt ans, il conduisit cet énorme recueil au quatorzième volume. Et ceux-ci ne sont point de modestes in-douze, mais de gros, forts et imposans in-quarto.

Une tradition qui nous vient de ses premiers biographes veut enfin qu’en même temps qu’il poursuivait son Histoire des voyages, il travaillât à trois grands ouvrages d’apologétique, dont les titres seuls sont arrivés jusqu’à nous : la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les choses humaines, une Exposition de la conduite de Dieu depuis le christianisme, et un Esprit de la religion dans l’ordre de la société. Ces titres sont longs, ils sont surtout singuliers, et nous ne saurions regretter que l’auteur de Manon Lescaut soit mort sans écrire aucun des trois livres. Non pas peut-être qu’ils eussent été tout à fait médiocres ; il y a souvent dans le style de Prévost une véhémence oratoire qui n’eût pas mal convenu à ce genre d’ouvrages ; et d’ailleurs, dans Cléveland comme dans le Doyen de Killerine, on ne saurait méconnaître de réelles qualités de controversiste. On accordera toutefois que ni l’Exposition de la conduite de Dieu, ni l’Esprit de la religion dans la société ne manquent à la gloire de Prévost, et je puis bien ajouter qu’ils iraient mal à son personnage. Il faut dire, en effet, pour achever son portrait, qu’à part quelques superstitions bizarres, — comme la croyance à l’efficacité d’un baume qui devait valoir celui de Fier-à-bras, — Prévost, sans faire partie de la grande boutique encyclopédique, n’en a pas moins été, dans son siècle, un très libre esprit. Son Cléveland, quand il parut, en 1732, avec ce titre caractéristique : Cléveland, ou le Philosophe anglais, faillit lui faire une affaire ; Desfontaines accusa le livre de tendre au déisme ; et, bien que le romancier, dans ses derniers volumes, en homme qui n’aime point le bruit, ait essayé de raccommoder les choses, il est certain qu’il y tendait. Ce ne sont donc pas seulement quelques inventions romanesques, — ou quelques-unes de ces suggestions qui n’en sont qu’autant qu’elles tombent dans un esprit déjà tout préparé, — ce sont vraiment certains principes, certaines théories même, dont on peut dire que Rousseau est redevable à Prévost. Noterai-je maintenant, dans son Doyen de Killerine, cette forme de libertinage, comme on eût dit au siècle précédent, qui consiste à chercher ; non pas proprement des excuses, mais des justifications théoriques pour les manquemens de conduite où la fortune peut pousser un héros de roman ? On sait déjà que