Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/883

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cartier a dû une bonne partie de sa popularité à celle qu’il composa pour le premier banquet, en 1834. Sur les grands fleuves, dans la solitude des forêts éternelles, au fond du Nord-Ouest, partout retentit la chanson, cette fidèle amie du Canadien. Chose remarquable ! ces simples cultivateurs, ces coureurs de bois ont souvent de magnifiques voix de ténor qui feraient la fortune d’un imprésario assez avisé pour aller les découvrir au-delà de l’océan.

« Nous ne sommes que des amateurs, » me disait un de leurs écrivains. Sans souscrire à ce jugement trop modeste, on peut admettre que jusqu’ici nos cousins d’Amérique ont été plus occupés à faire l’histoire qu’à l’écrire ; l’action a absorbé la pensée, ils ont couru au plus pressé, à la conquête des libertés politiques. Songez que la première librairie française date de 1816, que, lorsqu’un nouveau livre français parvenait au Canada, on en faisait aussitôt des copies manuscrites qui circulaient de main en main ! Les livres qu’ils publient pendant la période de lutte, pendant les temps historiques, ont avant tout le caractère d’armes de combat, comme le grand ouvrage de Garneau, qui fut une révélation pour ses concitoyens et leur valut plus qu’une armée, puisqu’il leur rendit la foi nationale et la certitude du succès. Aujourd’hui même, en pleine paix, en pleine liberté, que d’obstacles, que de circonstances défavorables ! Isolé, privé de cet éther intellectuel qui se dégage d’un public lettré, de cette éducation artistique qui se fait par les yeux, dans la rue, au théâtre, par la contemplation des milliers de chefs-d’œuvre que renferme une vieille société, par la conversation avec les maîtres illustres, l’homme de lettres canadien languit, livré à ses propres ressources. S’adresse-t-il à un journal, le directeur lui offre une rémunération dérisoire, car lui-même a grand’peine à nouer les deux bouts, les abonnés conservant la fâcheuse habitude de payer d’une façon irrégulière (on cite l’exemple d’un lecteur qui d’un seul coup solda un arriéré de quarante ans dans son testament). La littérature ne nourrissant pas son homme, on la regarde comme un art d’agrément et on applique à la lettre le mot de Villemain : « Elle mène à tout, à condition d’en sortir. » La plupart des écrivains canadiens ont dû s’ingénier pour trouver un gagne-pain, et trop souvent la politique, cette décevante sirène, les arrache aux fortes études qui seules mûrissent le talent : sur une centaine d’auteurs vivans en 1880, M. Benjamin Sulte, dans son Étude sur la poésie de son pays, compte quarante fonctionnaires publics.

Un autre écueil sur lequel ils sombrent fréquemment, c’est la tendance au pastiche, le besoin d’imiter quelque écrivain français, d’exagérer ses qualités et ses défauts : Chateaubriand, Lamartine, Hugo, ont beaucoup d’adeptes qui se partagent leur défroque, abusent de l’image, se grisent de la métaphore, emploient sans cesse