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canadiens ; c’est ainsi qu’ils entretiendront parmi leurs compatriotes le culte de l’idéal, ces tendances chevaleresques, apanage des races latines et dernier boulevard de l’idée spiritualiste contre le positivisme anglo-saxon ; qu’ils donneront à la France une colonie intellectuelle et seront en quelque sorte ses mandataires dans le Nouveau-Monde.

Au-dessus de cette jeune littérature qui a jailli de la source sacrée du patriotisme, plane, toujours vivante et lumineuse, l’image de la vieille France. Les Canadiens n’ignorent point que, s’ils étaient restés unis à elle, ils n’auraient sans doute pas gardé leurs institutions sociales et religieuses, qu’ils formeraient peut-être encore une colonie administrative comme l’Algérie, que c’est l’Angleterre enfin qui les a mis, trop durement peut-être, à l’école de la liberté : cependant ils tiennent à la France par un instinct profond et mystique, par les liens de la descendance, la puissance des traditions, la religion des souvenirs ; ils veulent toujours voir en elle la fille aînée de l’église. Entre leur affection et leur raison s’élève cette cloison étanche dont parle M. Renan qui empêche celle-là d’altérer celle-ci et leur fait jeter un voile sur nos erreurs, nos défaillances. Nous qui, en politique, avons eu tant et de si fatals engouemens, qui avons si souvent rendu le bien pour le mal, qui avons été Américains, Grecs, Polonais, Anglais, Italiens, ne serons-nous pas un peu Canadiens, ne penserons-nous pas à cette nation qui est la chair de notre chair, qui nous aime simplement, sans nous juger, sans nous critiquer, avec la foi du charbonnier et tient à son origine comme à un blason ? Nous bornerons-nous à quelques témoignages de sympathie littéraire et ne lui donnerons-nous pas des preuves plus solides de notre affection ? Tandis qu’avec l’Amérique du Sud nos échanges annuels se chiffrent par centaines de millions et qu’un courant d’émigration considérable y entraîne nos compatriotes, notre commerce total avec le Canada ne dépasse guère quinze millions de francs, et c’est à peine si nous commençons à lui envoyer quelques centaines de nos concitoyens. Nous nous évertuons à fonder des colonies sans colons, alors que nous pourrions avoir des colons sans colonies. Pourquoi l’émigration française ne se dirigerait-elle pas vers ce pays où le salaire est élevé, la terre fertile, où la propriété s’offre à tous, où l’habitant nous accueillerait à bras ouverts ? Pourquoi n’irions-nous pas faire notre visite aux Canadiens, ne fût-ce que pour apprendre d’eux comment un peuple devient et reste libre ?


VICTOR DU BLED.