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sa mère est à l’agonie ; il lui ferme les yeux et s’abîme dans les repentirs inutiles.

On ne saurait imaginer d’impression plus mélancolique que celle de ce récit, sans ironie ni amertume, du naufrage de deux destinées sur lesquelles a pesé si lourdement la chaîne des causes. M. Gottfried Keller donne à ses tristes confessions un cadre lugubre ; elles s’ouvrent par la description d’un cimetière, et il y a dans le roman huit ou neuf tableaux de cimetières ou de funérailles. L’auteur nous promène à travers le champ des morts tantôt par une glorieuse journée d’été, lorsqu’un concert d’insectes aux ailes frémissantes, bourdonne parmi les jasmins odorans, au-dessus du silence des tombeaux et des siècles, tantôt par un soir d’automne trempé de pluie, par un ciel lourd et nuageux qu’une bande d’un rouge de feu déchire vers le couchant et qui éclaire de ses reflets empourprés les pierres tombales. Afin de nous rendre encore plus présente l’infinie vanité de tout, et cette mort dont nous portons, sous forme de squelette, l’image en nous-mêmes, le Grüne Heinrich, dans son mince bagage, emporte un crâne vide, qui orne son atelier, grimace sur sa table, et que son hôte lui lance sur les talons, le jour de son départ, si bien que la tête de mort roule de marche en marche avec un fracas sinistre.

À ces peintures et à ces contrastes, il est aisé de reconnaître l’imitation de Jean-Paul, qui n’est lui-même qu’un imitateur de Laurence Sterne, dont tant d’écrivains allemands nous ont laissé de si médiocres copies. Mais à Sterne comme à Shakspeare ils ont emprunté le désordre et l’incohérence, plutôt que l’originalité de l’humour. Dans un monde sans contours arrêtés, l’esprit allemand, naturellement informe, se meut à l’aise. Nous ne saurions nous accommoder de cette absence de composition, habitués que nous sommes à la régularité latine et aux bulles ordonnances classiques. Nos auteurs français cherchent toujours à satisfaire plus ou moins ce goût du public, tandis que l’écrivain allemand parait souvent n’écrire que pour se raconter à lui-même son rêve intérieur. Débarrassé des épisodes romanesques, des digressions sur lia théologie, le libre arbitre et l’immortalité, le Grüne Heinrich n’est pas dénué d’intérêt psychologique. Ses défauts passent pour des qualités aux yeux des lecteurs, il a fait battre plus d’un cœur sentimental, et les critiques d’outre-Rhin savent y découvrir de singulières beautés <ref> F.-T. Vischer, Altes und Neues. — Gottfried Keller, ein literarischer Essay, von Otto Brahm.</ref>.