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que se fit jour l’idée première de ce projet, il souleva en effet de vives protestations de la part d’un groupe nombreux de populations qui, poursuivant l’espérance chimérique d’améliorer sur place la navigation du Rhône, s’opposaient en principe à toute dérivation qui pourrait diminuer, si peu que ce fût, le débit d’étiage du fleuve. Vainement les promoteurs du canal d’irrigation, faisant à cet égard les plus grandes concessions, s’étaient résignés à réduire de 50 à 25 mètres cubes par seconde le volume d’eau à affecter aux besoins de la rive droite, ce qui faisait perdre à l’entreprise ses plus grands avantages agricoles ; l’opposition n’en resta pas moins vive, et à la dernière heure nous avons vu surgir une combinaison qui, sous prétexte de tout concilier, est en fait la condamnation définitive du projet. Je veux parler de l’idée des machines élévatoires qui, placées au confluent de l’Ardèche, élèveraient d’un seul jet à une hauteur de plus de 50 mètres un volume d’eau de 25 mètres cubes à la seconde, nécessitant un déploiement de force motrice qui se chiffrerait par un travail continu de 25,000 chevaux-vapeur et une consommation annuelle de 3 à 400,000 tonnes de houille d’une valeur de 8 à 10 millions.

Sans parler de ce chiffre exorbitant de dépende annuelle en frais de service, s’ajoutant au capital de construction pour représenter un prix de revient infiniment supérieur à l’amélioration agricole espérée, une dernière considération devrait faire rejeter le projet ainsi amendé. La houille n’est pas inépuisable. Elle constitue dans nos mines une réserve de chaleur et de force motrice à laquelle nous ne devons pas craindre sans doute de faire de larges emprunts, mais que nous ne saurions prodiguer sans une utilité réelle.

L’élévation des eaux du Rhône par machine à vapeur absorberait à elle seule la production d’un bassin houiller tout entier ; et cette affectation serait d’autant moins justifiée que, par suite de sa pente et du volume considérable de ses eaux, ce fleuve nous paraîtrait au contraire indiqué comme devant être par lui-même une source inépuisable de force motrice, que nous aurions tout avantage à substituer à la houille, partout où nous pourrions sans trop de frais lui donner un emploi industriel. Le but essentiel de l’utilisation des eaux du Rhône doit donc être, non de desservir un groupe particulier d’intérêts au détriment de tous les autres, mais d’arriver à une combinaison qui puisse tout à la fois donner satisfaction aux intérêts en apparence distincts qui sont en présence : l’agriculture qui réclame des eaux d’irrigation, le commerce qui demande une voie de navigation facile et économique, l’industrie enfin qui doit désirer d’avoir à sa disposition des forces motrices moins coûteuses que celles de la houille.