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demande si elle est recherchée pour elle-même ou pour sa fortune : dans ce doute, elle s’indigne d’aimer autant que d’être aimée. Deux âmes fortement éprises, chacune partagée entre l’honneur et la passion et dressée par une mésaventure ou par un malentendu contre l’autre, depuis le Cid et Chimène jusqu’au Maître de forges et à sa femme, n’est-ce pas les meilleurs protagonistes d’un drame ? Arrêté, précipité par chaque péripétie de l’ouvrage, le progrès de ces âmes l’une vers l’autre est l’action la plus propre à émouvoir le spectateur. Chez nous, les beaux sentimens ne poussent peut-être pas aussi dru et aussi haut que chez Maxime : tous ceux qu’il expose à l’admiration publique, nous en portons cependant les germes ; et pourquoi ne pas supposer, durant quelques heures, que ces germes prospèrent ? Nés sous un climat moral plus froid, nous ne connaissons, en réalité, que réduite et pâlie, cette végétation tropicale, cette floraison éclatante de vertus, nous la connaissons pourtant : elle ne nous parait pas fantastique ainsi qu’une forêt de la lune ; échauffés par sympathie, nous la sentons subitement croître : avec Maxime, nous sommes vertueux, avec lui récompensés.

Roman et drame, cette féerie dont je deviens le héros, comment ne pas m’y plaire ? Depuis une trentaine d’années, un nombre incalculable d’hommes se sont prêtés à son enchantement. Si je veux relire le livre, c’est la quatre-vingt-huitième édition que le libraire français va m’offrir : des traductions étrangères, quel est le bénédictin qui fera le compte ? La pièce a été représentée à Paris, en province, dans tout le monde civilisé ou peu s’en faut : le Jeune Homme pauvre est connu presque autant que M. de Lesseps. Voici qu’il reparaît au Gymnase ; il est fêté comme un ami. Les principaux rôles, cette fois, sont tenus avec moins de talent que les secondaires : si Mme Pasca et M. Saint-Germain, — c’est assez de les nommer, — jouent Mme Laroque et Bévallan, si M. Landrol figure excellemment Laroque père, en revanche M. Duquesne, le débutant qui fait Maxime, est peut-être l’écuyer du prince Charmant, ce n’est pas le prince Charmant lui-même ; et Mlle Malvau est une Marguerite bien froide, Mais quoi ! la grâce de l’ouvrage est la plus forte : de même que, naguère, les spectateurs la subissent ; pourquoi m’en défendrais-je ? Pourquoi aérais-je, au détriment de mon.bonheur, plus malin que la foule ? Pourquoi me défierais-je plus qu’un enfant du merveilleux de M. Feuillet et refuserais-je de me laisser transfigurer par sa baguette ? Aussi bien si le héros, même pour me les prêter, me parait doué de trop de séductions et de vertus, si les événemens, même pour faire son bonheur et le mien, me paraissent trop dociles, trop nombreux et trop prompts, j’en serai quitte, à chaque rencontre, après qu’un petit frémissement de sympathie aura couru dans, mes nerfs, pour me moquer un tantinet de moi-même : au plaisir d’être ému je joindrai celui de n’être pas dupe ; quoi de plus délicieux ? Je sourirai au héros, je me sourirai ; puis je sourirai de nous