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prévue, et elle suffit certes pour émouvoir l’opinion britannique occupée en ce moment à exhaler ses amertumes un peu contre tout le monde, et contre le ministère et contre lord Wolseley lui-même ; elle suffit aussi pour que l’Angleterre ne trouve que des sentimens de sympathie parmi les nations civilisées qui ne pourraient voir sans inquiétude la domination du nouveau prophète s’établir à Khartoum, pour descendre de là dans la vallée du Nil.

Les Anglais ne peuvent plus reculer, c’est évident. Ils portent, comme on dit aujourd’hui, le drapeau de la civilisation dans le Soudan ; ils ont aussi des intérêts trop immédiats et trop puissans pour songer à les abandonner. Ils ne peuvent reculer, d’abord parce que, d’un seul coup, ils perdraient leur position en Égypte. Il y a une autre raison, plus forte et plus décisive encore peut-être pour eux : c’est que leur retraite devant le drapeau de l’islamisme porté par le mahdi aurait à coup sûr un dangereux retentissement dans tout le monde musulman, jusqu’aux Indes, et les difficultés devant lesquelles l’Angleterre se serait retirée sur le Haut-Nil, elle les retrouverait bientôt dans son empire indien, parmi ces populations que le nom du prophète du Soudan commence à remuer. L’Angleterre sent le danger, elle s’en préoccupe : sa résolution ne peut donc être douteuse. Il reste à savoir comment elle reprendra cette expédition, qui vient de manquer ou d’être arrêtée au moment où l’on croyait presque entrevoir un dénoûment heureux. Le ministère est d’autant plus obligé de se décider qu’il a devant lui une opinion vivement surexcitée et que, d’ici à quelques jours, il se retrouvera devant le parlement, qui sûrement lui demandera compte de ce qu’il aura fait, non-seulement pour Gordon, vivant ou mort, mais pour cette petite armée, engagée au fond du désert. Il a déjà donné, dit-on, carte blanche à lord Wolseley et, ce qui vaut mieux, il aurait tout préparé, sans perdre un instant, pour expédier les forces nouvelles dont le chef de la petite armée du Soudan a besoin dans l’intérêt de ses opérations et peut-être même de sa sûreté. De toute façon, on peut admettre que l’Angleterre, résolue, comme elle paraît l’être aujourd’hui, puissante, comme, elle l’est toujours, saura prendre ses mesures pour dégager l’honneur des armes britanniques, pour ne pas laisser Khartoum aux mains du mahdi. Elle y mettra peut-être le temps, puisque c’est son habitude et puisqu’il est bien évident qu’on ne transporte pas en quelques jours des forces militaires au fond du désert, devant Khartoum ou devant Berber : elle y arrivera si elle le veut bien ; mais ici s’élève une autre question qui semble prendre quelque importance et qui ouvrirait peut-être comme une phase nouvelle des affaires égyptiennes. L’Angleterre, après s’être engagée seule dans le Soudan, est-elle réellement décidée à aller seule jusqu’au bout de son entreprise ? Serait-elle, au contraire, disposée à