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effets qu’en Angleterre. Là, ces classes arrivent séparément à l’appel du souverain sans s’être jamais concertées, elles n’ont pas de traditions communes. Elles sortent pour la première fois[1] de leur isolement lorsque Philippe le Bel les convoque en 1302. Elles ne se connaissent pas, ne se comprennent pas ; elles ne se comprendront jamais. Ici, au contraire, toutes les classes se connaissent et se retrouvent lorsque le parlement se constitue à la fin du XIIIe siècle. Dans la lutte provoquée par la royauté, elles se sont plusieurs fois rapprochées depuis cent ans. Elles ont senti plusieurs fois leurs intérêts menacés se confondre, leurs droits se prêter un appui mutuel ; les efforts qu’elles ont faits en commun ont été couronnés par une victoire mémorable et consacrés dans un acte où les grands ont stipulé en faveur des humbles et des petits. De tels souvenirs ne s’effacent pas et ne se laissent pas renier. Les articles de la grande charte ont peu d’importance comme dispositions impératives et pratiques ; ils en ont beaucoup comme signes et emblèmes d’une action collective et nationale, comme gage donné par chaque classe du peuple à toutes les autres ; leur grande force procède d’un effet d’imagination. Le pays s’inquiétait peu de savoir si telles ou telles clauses, par exemple celles qui assuraient à ses chefs quelque contrôle sur la marche du gouvernement, étaient maintenues ou non dans les confirmations de la charte. Le point capital était que la charte fût confirmée et, avec elle, le souvenir d’un jour où tous les Anglais s’étaient trouvés unis contre l’oppression. Trente-deux ratifications[2] se succédèrent sans rencontrer l’indifférence et la satiété dans le public. La légende n’est pas une vérité, mais elle est une réalité, souvent la plus vivante et la plus féconde des réalités. Les forces sentimentales sont après tout les garanties des garanties, les seules cautions sérieuses et solvables des assurances autrement bien vaines que l’on inscrit sur les parchemins. Un jour de générosité a suffi pour créer autour des barons anglais une foi, une attente publiques, et en quelque sorte une conscience extérieure qui s’est imposée à leur volonté, a dominé leur égoïsme et a pris même à leurs yeux l’apparence d’une conviction interne et personnelle. Les tendances oligarchiques de la féodalité britannique au XIIIe et au XIVe siècle sont incontestables ; elles n’ont jamais réussi à la séparer du reste du peuple. Voilà comment la division officielle en lords et en communes n’a pas empêché le parlement de rester pendant des siècles une assemblée profondément homogène et profondément

  1. Je n’ignore pas que des états ont pu être tenus auparavant. Mais je ne m’arrête pas à ce fait, ne voulant retenir que ce qui a une valeur et des effets politiques. (Voyez Hervieu, États généraux.)
  2. D’après sir Ed. Coke.