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tout le Pacifique où les vaisseaux anglais pussent aller se réparer et se ravitailler, serait tombé au pouvoir des Russes, qui, maîtres à leur tour de l’océan dans cette partie du monde, en auraient expulsé le commerce de leurs rivaux, désastre plus grave pour ceux-ci que la perte d’une bataille. D’après le Pall Mall Gazette, le mouvement commercial sur les côtes orientales et occidentales de l’Amérique se chiffre, pour l’Angleterre, à plus de 160,000,000 livres sterling. Tel eût été le premier enjeu de la guerre. A quoi sert donc de posséder l’escadre la plus puissante de l’Europe, si elle ne peut qu’évoluer lentement dans la Méditerranée et sur les côtes européennes, sans y rencontrer un ennemi bien décidé à échapper par la fuite à une défaite presque certaine, s’il lui est impossible de bloquer sur tous les points du globe les ports ennemis pour arrêter la sortie des croiseurs prêts à se lancer sur toutes les mers et à y commettre leurs terribles déprédations ?

Non-seulement la guerre d’escadre n’a plus de règles, plus de principes, plus de méthode scientifique ; mais, ce qui est plus décisif encore, elle n’a plus d’effet ; les fruits mêmes d’une victoire n’y valent pas l’effort à faire pour la remporter. Depuis l’invention de la marine à vapeur et les progrès de la vitesse, « l’empire de la mer » n’est plus qu’un vain mot, qu’une expression vide de sens. Les plus grands triomphes ne donnent plus la souveraineté de l’océan. Après Aboukir et Trafalgar, l’Angleterre a pu fermer nos ports de Cadix à Anvers, de Gibraltar à Naples, menacer sans cesse nos côtes de débarquemens semblables à ceux de Quiberon et de Walcheren, surprendre nos croiseurs, détruire nos corsaires, séparer nos colonies de la métropole, les faire tomber une à une en sa possession, accaparer le commerce du monde en pourchassant le nôtre sans pitié. Nous n’avions plus de flottes, et les siennes étaient plus puissantes que jamais ! Nous tentions bien, il est vrai, de lancer à la poursuite de ses navires de commerce des frégates légères qui, parfois, échappant à une première surveillance, lui causaient quelques dommages. Mais, comme elles ne pouvaient pas avoir une vitesse sensiblement supérieure à celle des escadres anglaises, puisqu’elles n’avaient également que le vent pour moteur, elles ne tardaient pas, malgré toute l’habileté, malgré l’héroïsme de leurs vaillans capitaines, à être enveloppées, cernées, capturées. Leur histoire, plus ou moins glorieuse, a toujours eu le même dénoûment. Les temps sont changés ! Aujourd’hui, le blocus strict, effectif, réel de tous les points d’un littoral aussi étendu que celui de la France, par exemple, serait au-dessus des forces non-seulement de la marine anglaise, mais de toutes les marines de l’Europe réunies. Pour garder un port bloqué, il faut que l’escadre de siège reste toujours