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facile. Il ne lui manquait qu’une chose, dont on a beaucoup de peine à se passer, c’était le bon sens. Elle adora sottement son capitaine de grenadiers, qui lui soutirait de l’argent et lui reprochait d’humilier son amant en travaillant pour vivre. Elle s’obstinait à voir en lui le plus magnanime des mortels ; il lui fallut plus de dix ans pour s’apercevoir que ce héros était un drôle qui se moquait d’elle.

Quand elle se fut désabusée, elle chercha ailleurs un cœur d’honnête homme à qui elle pût se prendre. On ne demandait qu’à l’aimer ; c’était la confiance qui faisait défaut, et elle s’en indignait. Elle se plaignait sans cesse que le monde fût sans pitié, qu’il ne comprit pas que le repentir lave la faute et que l’expérience transforme les âmes. Le monde, en effet, a beaucoup de peine à croire au repentir et il admet difficilement qu’il y ait des femmes qui ne commettent qu’une faute et qui se sentent à jamais guéries du désir de recommencer. Elle avait de si beaux yeux qu’elle n’était pas embarrassée de trouver des consolateurs ; mais l’amour ne lui suffisait point, elle exigeait le respect et la foi qui ne raisonne pas. « J’ai fait de bien cruelles découvertes, écrivait-elle à sa sœur. Je verse toutes les larmes de mon corps en songeant que le monde est assez injuste pour ne pouvoir oublier un écart de jeunesse, racheté par de longues années d’une conduite irréprochable. Partout où l’on ignore mon passé, on vient au-devant de moi avec bonté et on me prodigue les marques d’estime ; puis on s’informe et on s’éloigne, après quoi on se ravise quand on me connaît mieux. Mais mon pauvre cœur souffre cruellement ; je me retire en moi-même et je me renferme dans ma triste solitude. » Il lui semblait qu’elle était entourée d’aveugles qui refusaient de laisser opérer leur cataracte. Se pouvait-il bien qu’on passât un quart d’heure auprès d’elle sans soupçonner les trésors de tendresse qu’elle cachait au fond de son âme, sans deviner qu’il y avait en elle de quoi rendre un homme parfaitement heureux ? Respecter Charlotte Diede et s’en faire aimer, oh ! vraiment, c’était goûter sur la terre toutes les joies du ciel. Mais non, ceux qui l’aimaient le plus ne savaient pas croire, ni même douter de leurs doutes ; ils étaient inquiets, ombrageux, jaloux. D’autres lui disaient : « Vous êtes charmante et il ne tient qu’à vous de vous procurer paix et aise. Assouplissez un peu votre humeur et vos principes, tâchez de ressembler à tout le monde, acceptez les propositions qu’on vous fait, et laissez là vos grands airs ; vous n’êtes pas une reine. » Alors elle se redressait, elle montrait du doigt la porte à l’insolent, et c’était un soulagement pour sa fierté outragée et frémissante. Hélas ! l’insolent était parti, mais le chagrin était resté, et, de jour en jour, la vieillesse approchait à petits pas. Elle eût dit volontiers avec Sapho : « La douce pomme rougit au bout, tout au bout de la branche, où les cueilleurs de pommes l’ont oubliée… Non, ils ne l’ont pas oubliée, ils n’ont pas su là cueillir. »