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s’abaisse suivant sa valeur intrinsèque ou sa rareté occasionnelle. Il y a là un fait brutal contre lequel rien ne saurait prévaloir, et les économistes n’ont fait que le traduire en termes saisissans.

Ce qu’on peut reprocher à cette formule, comme au reste à presque toutes les formules, c’est d’être incomplète et de ne pas tout embrasser dans sa concision. Oui, le travail est une marchandise. Mais ce qui n’est pas une marchandise, c’est le travailleur, et il n’est pas possible ou plutôt il n’est pas permis de le traiter purement et simplement comme on traite son travail en se désintéressant des conséquences que le taux de son salaire peut avoir sur sa vie morale et matérielle. Je causais un jour avec un des directeurs d’une grande société industrielle et je lui demandais quelques détails sur la condition d’existence de ses ouvriers : « Je l’ignore absolument, me répondit-il ; une fois que j’ai payé à mes ouvriers ce que je leur dois, je ne m’inquiète pas de ce qu’ils deviennent. » A prendre juste le contre-pied de cette façon d’agir, on sera dans le devoir et dans la vérité. Malheureusement, il n’est pas possible de nier qu’il n’y ait parmi ceux qui emploient des ouvriers en plus ou moins grand nombre, surtout quand ils les font travailler pour le compte d’autrui, une certaine tendance à ne pas s’inquiéter suffisamment de tout le côté moral de leur vie. Mais n’y a-t-il pas aussi, grâce à Dieu, beaucoup d’exemples contraires que l’on pourrait aisément citer ? Ne voit-on pas de nos jours beaucoup de patrons, et même beaucoup de sociétés anonymes qui ont fondé en faveur de leurs ouvriers les institutions les plus louables ? Si tous ne le font pas, est-ce bien aux économistes qu’il faut s’en prendre ; et ne serait-ce pas tout simplement à la nature humaine égoïste par essence et assez volontiers indifférente à ce qui ne la touche pas directement ? Croit-on qu’autrefois le travail fût traité autrement qu’une marchandise, c’est-à-dire payé à juste prix, et le travailleur objet d’un soin et d’une vénération particuliers ? A vrai dire, j’en doute un peu, Loyseau, dans son Traité des ordres, écrivait couramment : « Les marchands ont qualité d’honneur étant qualifiés honorables hommes, honnêtes personnes et bourgeois des villes, qualités qui ne sont attribuées ni aux laboureurs, ni aux artisans et moins encore aux gens de bras qui sont tous réputés viles personnes. » De nos jours, les ouvriers sont loin d’être réputés viles personnes. J’irai plus loin et je dirai que, dans un temps où le travail est réputé marchandise, jamais cette marchandise n’a été payée plus cher, ni ceux qui la détiennent entourés de plus légitimes attentions. Dans aucun temps, on ne s’est ingénié davantage à améliorer leur condition par tous les moyens indirects qui sont les auxiliaires de la charité, et si le résultat de ces efforts n’est pas, comme on le voudrait, de leur épargner toutes les souffrances, toutes les