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n’est-il pas un peu poussé au noir, et les faits douloureux qui ont éclaté sur tel ou tel point, doivent-ils nous faire oublier que, non-seulement il y a des régions entières où la paix n’a jamais été troublée, mais que, même à la porte d’établissemens où l’ordre a été sérieusement menacé, d’autres établissemens n’ont pas cessé de voir la paix régner entre les patrons et les ouvriers ? Est-il bien exact, est-il bien juste, est-il bien prudent de s’en aller répétant de ville en ville, un jour, « que les salaires s’avilissent, que le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse, et que l’ouvrier exploité n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la grève ? » un autre jour, « que le prolétaire est seul, sans appui, sans foyer, sans protection, et qu’il est jeté sur le marché comme une denrée dont le salaire est le prix, livré à la loi brutale de l’offre et de la demande ? » J’ajoute : Est-il bien prévoyant de proclamer que le monde du travail souffre d’une double injustice, l’absence d’une législation sociale qui protège l’ouvrier contre les abus de la force, et l’absence d’une organisation qui lui garantisse, avec la stabilité, la possession et la paix de son foyer, la sécurité de son lendemain, la garantie contre les accidens, le chômage involontaire, la vieillesse et la maladie ? » Car enfin il faut songer qu’un jour on pourrait être mis en demeure de réparer cette double injustice, et ce jour-là comment ferait-on pour assurer à chaque ouvrier une maison qui lui appartint en propre, un travail permanent et une pension de retraite ? Si l’on n’y parvenait pas, ne s’exposerait-on pas à se voir reprocher à soi-même ce qu’on reproche aujourd’hui à ses adversaires : d’avoir cherché à séduire l’ouvrier par des promesses, et de n’avoir rien su faire pour améliorer sa situation ?

Enfin, ne soyons pas non plus trop sévère pour notre temps, pour ce pauvre XIXe siècle qui n’a plus que quinze années à vivre et qui aura fort à faire s’il veut, dans ce court espace de temps, remplir les trompeuses espérances de sa jeunesse. Ce qu’on peut lui reprocher, n’est-ce pas d’avoir, lui aussi, fait trop de promesses et, dans l’amertume de nos griefs, n’entre-t-il pas une bonne part de déception ? Certes, il aura donné le spectacle de bien des souffrances. Mais quoi ! les siècles antérieurs n’ont-ils pas connu aussi les leurs, et n’est-ce pas l’honneur du nôtre d’avoir particulièrement ressenti celles dont il a été témoin ? « Ce qui est nouveau, disait éloquemment Macaulay, ce n’est pas la souffrance, c’est la plainte. » On pourrait ajouter aussi : C’est la pitié, — je parle de cette pitié publique distincte de la charité, qui est un sentiment tout moderne inconnu aux rudes temps d’autrefois. Certes, on ne saurait pousser trop loin cette noble compassion, mais il ne faudrait cependant pas qu’elle nous entraînât jusqu’à méconnaître la lente amélioration de la condition