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nuances ; il en a remarqué d’autres, plus ou moins rapprochés des premiers, ayant avec eux des traits communs, alliés à une certaine somme de différences : de là les espèces et, au-dessus d’elles, les genres ou groupemens d’espèces, puis les familles ou groupemens de genres, réunis dans des cadres d’une hiérarchie plus élevée, mais aussi plus vaguement et moins régulièrement délimitée. — Ce sont là les vues que l’homme a naturellement adoptées dans sa conception des êtres vivans : étant donné ce qu’il savait et ce qu’il ignorait, il ne pouvait en avoir d’autres ; mais cette façon de juger, une fois appropriée à l’intelligence humaine, devait, pour ainsi dire, faire corps avec les opérations de l’esprit et s’incruster à lui, jusqu’au moment où l’expérience obligerait d’en rechercher une autre. C’est seulement de nos jours que l’expérience a prononcé et qu’il a bien fallu s’écarter des voies battues pour s’en frayer de nouvelles. Ce n’a été assurément ni sans efforts, ni sans lutte, que cette nécessité a prévalu. Mais comme l’esprit et le langage humains, façonnés depuis des siècles à certaines conceptions, ne les abandonnent jamais qu’à regret et que, longtemps même après le délaissement des anciennes idées, il en reste des épaves surnageant au naufrage, dont les formes du langage s’accommodent et qui ne sont pas sans exercer quelque influence, il n’est pas dénué d’intérêt de rechercher d’abord ce qu’était l’espèce aux yeux de l’homme instruit et du penseur, avant que la notion explicite de la durée, c’est-à-dire d’un passé très reculé, assigné comme origine aux êtres vivans, soit venue introduire une véritable révolution dans la façon raisonnée de les concevoir,


I.


L’espèce, — l’étymologie elle-même du mot le dit assez clairement, — est l’apparence particulière, ou, si l’on veut, la forme sous laquelle se montrent à nous les choses vivantes. Les individus qui se ressemblent assez pour présenter le même aspect sont aussi de la même espèce. Mais l’expérience a fait voir que l’identité morphologique entraînait le plus souvent la fécondité mutuelle. Cette fécondité devient ainsi un critérium, une épreuve décisive attestant en faveur des êtres qui la possèdent la présomption qu’ils appartiennent à une seule et même espèce. L’espèce, dans cet ordre d’idées, prend les caractères d’une race dont tous les membres se trouvent liés entre eux, comme se rattachant à une souche unique, à l’aide d’une filiation commune. Telle est la notion de l’espèce dans toute sa simplicité, conçue en dehors de la durée, c’est-à-dire abstraction faite de toute visée relative soit au passé géologique, soit aux