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lui parut le plus capable d’examiner de près les hommes et les choses, le capitaine de La Moricière.

Celui-ci s’embarqua, le 15 juin 1833, sur le brick Zèbre ; le commandant de Tinan, aide-de-camp du ministre de la guerre, avait voulu faire la reconnaissance avec lui ; il y avait en outre le sous-officier Allegro, des chasseurs d’Afrique, trois indigènes dévoués au capitaine, le kaïd Boucetta et quatre cheikhs des environs de Bougie. L’attitude de ces derniers personnages était singulière ; très assurés d’abord, ils paraissaient de plus en plus préoccupés et soucieux ; leur langage était tout autre qu’au départ : il aurait fallu, selon eux, arriver de nuit, à l’insu des Kabyles ; si un seul chrétien mettait pied à terre, ils ne voulaient plus répondre de ce qui pourrait advenir ; bref, ils essayaient tout pour empêcher le débarquement. Le 17, dès que le brick eut jeté l’ancre, La Moricière se hâta de descendre avec M. de Tinan, Allegro, deux des serviteurs indigènes, tous bien armés, Boucetta et deux cheikhs ; les autres étaient gardés à bord. A peine les visiteurs avaient-ils jeté un coup d’œil sur la ville, entourés de groupes dont la physionomie n’avait rien de sympathique, il leur fallut d’abord s’enfermer dans la maison du kaïd, dont une douzaine de Kabyles, à grands coups de crosse, s’efforçaient d’enfoncer la porte, puis, tandis que les assaillans étaient allés quérir du renfort, regagner leur canot à la hâte. Le soir, on vit la lueur d’un incendie ; c’était la maison du kaïd qui brûlait ; le lendemain matin, on apprit que sa femme et ses enfans avaient dû se réfugier dans la montagne. Au moment où le brick, déjà sous voiles, s’apprêtait à prendre la mer, une barque arabe l’accosta ; elle portait le gendre d’Oulid-ou-Rebah, qui venait de sa part avec de grandes protestations de dévoûment ; on pensa qu’il aurait mieux fait d’en donner des marques la veille, alors qu’on n’avait même pas entendu parler de lui.

En fait, La Moricière n’avait pu voir que fort peu de chose ; néanmoins, au retour, l’imagination échauffée, il poussa de toutes ses forces à l’occupation de Bougie, et sur les informations qu’il avait recueillies d’ailleurs, il fit tout un plan d’attaque. Avec 600 hommes, dit-il en ce premier moment, on en verrait la fin, et comme on se récriait, il voulut bien reconnaître qu’il en faudrait peut-être mille. Six cents ou mille, le général Voirol n’était ni en mesure ni en disposition de les donner. Cette expédition ne lui plaisait pas ; il en voyait clairement les difficultés et n’en distinguait pas bien-les avantages. A Paris, le maréchal Soult, qui pourtant n’avait jamais été jusque-là bien favorable aux affaires d’Afrique, parut s’intéresser à celle-ci ; l’ardeur de son aide-de-camp, que l’enthousiasme de La Moricière avait séduit, le gagna lui-même ; mais, en homme de grande et vieille expérience, il jugea prudent de porter du simple au double les