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peut-être, et, dans les réunions qu’ils ont tenues dernièrement, la fermeté de leur attitude, leur entêtement à refuser toute concession, ont prouvé qu’ils avaient conscience de leur force. Les émeutes de l’an passé ne les ont point intimidés ; cette année, ni les réclamations de la presse, ni la menace d’une intervention administrative, ni la justice des demandes qui leur sont adressées, ne les ont émus.

C’est ce qui s’est passé lors de la guerre aux marchands de vin : guerre encore mieux justifiée, car si le boulanger vend le pain un peu trop cher, du moins ne vend-il pas un produit frelaté. Il semblait qu’on dût entreprendre une œuvre populaire en poursuivant les industriels qui font boire au peuple, sous le nom de vin, des mélanges d’eau, de fuchsine et d’alcool de pommes de terre. Mais non : le peuple est quelquefois comme la femme de Sganarelle : il lui plaît d’être battu, à la condition que la verge soit démocratique. Le marchand de vin est un ami ; son petit vin est bon comme il est ; il ne faut pas être trop curieux et chercher ce qu’il y met. Nous avons vu les chefs de notre démocratie, les grands premiers rôles de la politique républicaine, venir faire amende honorable devant les marchands de vin assemblés. Ceux-ci ont été bons princes : après avoir fulminé des malédictions contre le laboratoire municipal, ils ont bien voulu n’exiger que le droit au mouillage. Aujourd’hui, le laboratoire municipal est bien près d’être condamné et le droit au mouillage d’être reconnu. Que serait-il arrivé s’il avait existé à Paris une puissante société de boulangerie et une grande compagnie des débits de vins, et que l’une eût voulu réaliser les gros bénéfices des boulangers et l’autre se permettre les fraudes des débitans ? Que de plaintes et de menaces auraient été proférées contre les accapareurs et contre les empoisonneurs du peuple !

Dans cette indulgence envers le petit négociant, dans cette facilité de ses cliens, qui, vivant plus près de lui, exigent de lui beaucoup moins, il y a, comme en la plupart des phénomènes sociaux, un fond d’équité. Le grand commerce a la tâche bien plus facile que le petit et peut se contenter de bien moindres profits. Les frais généraux d’un petit commerçant sont très élevés relativement au chiffre de ses affaires. Le loyer, le chauffage et l’éclairage ne diminuent pas proportionnellement à ce chiffre. Il faut vivre et nourrir la famille, et, si le capital est minime, on est obligé d’en tirer un gros intérêt. Il n’est nullement illégitime d’attendre du grand commerce, qui supporte moins de charges, des produits meilleurs et à meilleur marché. Ajoutons que cette attente est quelquefois trompée.

Ainsi le boulanger n’est pas impopulaire. Une autre raison explique