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chevaux de Delacroix ne courent pas : ils passent comme des tourbillons de sable poussés par le simoun.

Il faut ajouter que, dans les tableaux d’Eugène Delacroix, le geste n’est jamais ni emphatique, ni convenu, ni excessif. Il reste toujours juste, non point sans doute au point de vue anatomique, mais au point de vue de l’expression, et si l’on peut dire, de la traduction exacte des agitations de lame. On a souvent comparé Eugène Delacroix à Victor Hugo, dont le génie est d’ailleurs plus vaste et plus complet. On n’a pas fait cette remarque que peut-être c’est le grand peintre qui devrait être le grand poète, le grand poète qui devrait être le grand peintre ; Chez Delacroix, la conception est supérieure à l’exécution. Il sait mal la grammaire du corps humain, ou il néglige de s’y soumettre. Chez Hugo, s’il y a parfois quelque chose à reprendre, c’est à l’idée. La forme est impeccable.

Encore que la touche marque surtout dans les têtes balafrées de hachures son imprécision et son désordre, Delacroix sait accuser le drame par les physionomies comme par les gestes. Les remords et l’effroi emplissent de visions vengeresses le regard halluciné de lady Macbeth, la terreur convulsé les traits des femmes de Sardanapale, une implacable résolution se reflète sur le visage de Médée ; toutes les douleurs s’amassent dans ces christs et dans ces vierges ; la suite des Hamlets est comme un cours de psychologie. Tout est conçu, exprimé, renouvelé par un génie singulièrement inventif, toujours original et jamais déréglé. Gestes et physionomies restent dans la convenance sans entrer dans la convention. Paul Delaroche, qui a trop cherché à forcer l’attention par des sujets émouvans, ne nous émeut point, parce que ces drames, il les a traduits froidement, mis en scène comme au théâtre, exprimés par des physionomies banales et des attitudes convenues. Cela est neuf comme un recueil de têtes d’expressions, vivant et mouvant comme un groupe de figures de cire.

Quand on examine l’étonnante copie d’après Raphaël, cette figure dont Delacroix a supérieurement reproduit les contours si purs, rendu le modelé si fondu et si savant, retrouvé la couleur si tranquille et si tenue, on s’étonne, — d’autres peut-être s’indignent, — que le maître ait dédaigné, pour ses œuvres originales, de s’asservir à l’étude constante du modèle vivant. Puisqu’il pouvait ainsi préciser les contours et modeler avec cette délicate fermeté le dessin intérieur du galbe, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi ? Parce que copier un tableau, quel qu’il soit, est tout autrement facile que de copier la nature. Mais il y a une autre raison. Delacroix copiste s’appliquait uniquement, mettait toute sa volonté, toute son énergie, — et l’on sait quelles étaient sa volonté et son énergie ! — à reproduire le modèle, au lieu que Delacroix créateur pensait bien à autre chose ! Il ne tendait qu’à un seul but :