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bienfaits étaient de bons placemens. C’était attribuer au sentiment une importance qu’il n’a pas dans les affaires humaines. Les nations ne se piquent point d’avoir les vertus et les délicatesses du cœur, elles laissent aux particuliers le soin de les pratiquer et d’en faire gloire. On a beau leur représenter que l’ingratitude est le plus noir des vices, elles se réservent le droit d’être ingrates sans remords le jour où elles y trouveront leur profit. C’est au bienfaiteur de prendre ses précautions et de s’arranger pour que ses obligés aient toujours quelque chose à attendre de lui. Il pourra se fier à leurs empressemens aussi longtemps qu’ils seront intéressés à se ménager son bon vouloir et qu’il les tiendra dans la servitude du besoin et de l’espérance.

Machiavel posait en principe que le peuple qui aide son voisin à devenir puissant travaille à sa propre perte : Chi è cagione che uno diventi potente, rovina. C’est un autre principe également sûr que le jour où le bienfaiteur n’a plus rien à donner, les services qu’il a rendus sont comptés pour rien. De quoi lui servirait-il de les rappeler ? Il n’y gagnera que d’offenser cruellement la fierté de ses anciens cliens, devenus leurs maîtres grâce à lui, et de transformer des amis inutiles en ennemis dangereux. Nous avons perdu notre temps à énumérer tous les titres que nous pouvions avoir à l’affection des Italiens : « Voilà ce que nous avons fait pour vous, leur disions-nous ; qu’avez-vous fait pour nous ? » À quoi ils répondaient : « Si c’est par pure générosité que vous avez travaillé à notre bonheur, que parlez-vous de récompense et de retour ? le témoignage de votre conscience doit vous suffire. Si à votre générosité se mêlait un calcul d’intérêt qui a été trompé, ne vous en prenez qu’à vous de votre erreur. » Rien n’est plus sot ni plus fâcheux que ce genre de dialogues de peuple à peuple. On s’échauffe, on s’entête, on déraisonne, on s’aigrit ; aux propos acerbes succèdent les injures et les menaces ; on ne se contente plus de ne pas s’aimer, on finit par se haïr. M. Jules Ferry a témoigné de son bon sens d’homme d’état et prononcé une parole digne d’être retenue lorsqu’il a dit : » Quand on ne sait pas oublier, on ne fait pas de politique. »

Jamais la conduite de l’Italie à l’époque de nos malheurs n’a été appréciée avec plus d’intelligence et d’impartialité que dans le nouveau volume de Souvenirs diplomatiques que vient de publier un de nos anciens ministres plénipotentiaires, M. Rothan[1]. Plût au ciel que tous les procès de famille, tous les différends entre voisins fussent jugés par des arbitres tels que lui ! Ce n’est pas un juge de rigueur ; il intervient dans nos querelles avec l’Italie en médiateur amiable, plus disposé à s’inspirer de l’équité que de la loi. L’histoire

  1. Souvenirs diplomatiques, l’Allemagne et l’Italie, t. II, l’Italie, par G. Rothan. Paris, 1885 ; Calmann-Lévy.