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joindre les deux bouts, il cherchait à placer des dessins dans les journaux illustrés ; mais sa manière intransigeante de concevoir l’illustration n’était pas pour séduire les éditeurs, qui cherchaient avant tout à plaire au gros public. De guerre lasse, il se mit à peindre des éventails. Un jour, un fabricant de lait antéphélique lui commanda une sorte de tableau allégorique destiné à servir de réclame à son eau de Jouvence. L’artiste, faisant de nécessité vertu, peignit une toile d’une coloration claire et gaie, dans le goût des paysages de Watteau. On y voyait des groupes de jeunes femmes habillées à la moderne se dirigeant vers une fontaine où gambadaient des Amours. La composition terminée, Bastien manifesta au fabricant l’intention de l’envoyer tout d’abord au salon. Celui-ci ne demandait pas mieux, mais à une condition : au-dessus de la fontaine, on devait lire sur une banderole colorée de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, le nom du cosmétique et l’adresse de la maison de vente. Bastien s’y refusa, naturellement, et l’industriel, frustré de sa réclame, lui laissa le tableau pour compte. Cette toile figura au Salon de 1873 sous le titre de : Au Printemps, et, perchée très haut, elle n’attira pas l’attention.

Jules ne se décourageait pas ; seulement il était en proie à cette indécision inquiète et fiévreuse qui est la maladie des débutans. L’enseignement de l’école le troublait, et, grand admirateur de l’avis de Chavannes, il était tenté de s’essayer à la peinture décorative et allégorique. Sa seconde toile : la Chanson du printemps, exposée en 1874, est conçue et exécutée sous l’empire de cette préoccupation. — Elle représente une jeune paysanne assise à la lisière d’un bois, bordé par une prairie qui descend vers un village meusien dont on aperçoit au loin les toits de tuile rouge ; la jeune fille, le bras passé dans l’anse d’un panier rustique où des violettes sont éparses, ouvre de grands yeux, tandis que, derrière elle, des enfans nus à ailes de papillon, souillant dans des chalumeaux, lui murmurent la chanson de l’herbe qui pousse et de la puberté qui s’éveille. Cette peinture claire et printanière, demi-réaliste et demi-symbolique, aurait peut-être, malgré ses qualités d’exécution et son charme naïf, laissé encore le public indifférent, si elle n’avait été accompagnée d’un autre tableau qui mit tout à coup l’artiste en lumière, et fut un des succès du Salon de 1874.

Pendant ses dernières vacances à Damvillers, Bastien-Lepage avait eu l’idée d’exécuter le portrait de son aïeul, en plein air, au milieu du jardinet que le vieillard cultivait avec amour. — Le grand-père était représenté assis dans un fauteuil de jardin, tenant sur ses genoux sa tabatière de corne et son mouchoir à carreaux bleus. Du fond verdoyant des massifs se détachait franchement son originale