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figure. Le bonnet de velours noir, crânement penché sur l’oreille, laissait voir à plein son visage socratique à l’expression narquoise ; ses yeux bleus pétillaient de malice, le nez large et retroussé avait un accent gouailleur que corrigeaient juste à point deux lèvres gourmandes ; sa barbe blanche et fourchue s’étalait sur une vieille veste aux tons feuille-morte, et ses mains vivantes se croisaient sur l’étoffe grise du pantalon. — Devant cette peinture sincère, d’une facture si franche, d’une intensité de vie familière si saisissante, le public s’arrêtait charmé, et le nom de Bastien-Lepage, ignoré encore la veille, figurait le lendemain en belle place dans les articles écrits sur le Salon.


II

Ce fut devant ce tableau que je me rencontrai pour la première fois avec Jules. Ayant cherché le nom du peintre sur le livret, j’avais été joyeusement surpris de voir qu’il était Meusien et né dans ce Damvillers où j’avais vécu moi-même. Les terres fortes de notre département ne sont guère fécondes en artistes ; quand elles en ont produit un, elles se reposent pendant des siècles. Depuis Ligier Richier, l’illustre sculpteur né à la fin du XVe siècle, la Meuse ne peut guère porter à son actif que le peintre Yard, un habile décorateur d’églises et de châteaux au temps du duc Stanislas. Aussi étais-je tout fier de trouver dans Bastien-Lepage un compatriote. Quelques instans après, un ami commun nous présenta l’un à l’autre. — Je vis un garçon très jeune, très blond, modestement vêtu, petit, leste et bien musclé ; sa figure un peu blafarde au front carré et volontaire, au nez court écrasé du bout, aux lèvres spirituelles à peine estompées d’une pâle moustache blonde, était éclairée par deux yeux bleus dont le regard clair, droit et perçant disait la loyauté et l’indomptable énergie. Il y avait à la fois du gamin et de l’homme dans cette physionomie mobile, aux traits heurtés, où une certaine crânerie audacieuse alternait avec des lueurs de sensibilité et des éclats de gaîté espiègle. — Les souvenirs du pays natal, notre commun amour de la campagne et de la vie en plein air eurent vite établi entre nous des rapports affectueux, et, après deux ou trois rencontres, nous nous liâmes intimement. À la clôture du Salon, le peintre partit pour Damvillers. Le Portrait du grand-père lui avait valu une 3e médaille et lui avait assuré sa place au soleil. Ce n’était pas encore le succès d’argent, mais c’était une notoriété sérieuse, et il pouvait rentrer dans son village, le cœur tranquille et le front haut. L’état venait d’acheter le tableau de la Chanson du printemps, et les commandes commençaient à arriver.