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époque et, son esquisse à peine achevée, il s’en retourna assez souffrant à Damvillers, où il comptait terminer son grand tableau commencé de l’Amour au village. L’air natal, une vie régulière, les bons soins maternels le rétablirent et il se remit au travail avec acharnement. Emmitouflé dans une grosse veste et une couverture de voyage qui lui tombait jusqu’aux pieds, il faisait poser ses modèles pendant les aigres journées de février, dans le jardinet où il avait jadis exécuté le portrait du grand-père. En mars, l’œuvre était très avancée ; il nous convia à l’aller voir, en famille, à Damvillers, avant qu’elle partit pour le Salon.

Nous quittâmes Verdun par une après-midi glaciale, accompagnés du vieil ami qui avait déjà été l’un des compagnons de voyage en Argonne, et la voiture nous déposa à Damvillers à la nuit tombante. Nos hôtes nous attendaient sur le pas de la porte : le grand-père, toujours le même, avec son bonnet grec, sa barbe blanche et sa tête socratique ; le peintre et la petite mère, sourians et les mains tendues ; autour d’eux Basse, le caniche, Golo et Barbeau, les deux chiens courans, bondissaient avec de joyeux abois pour nous souhaiter la bienvenue. Le lendemain, dès le matin, nous montions dans l’atelier pour voir l’Amour au village, qui devait partir le même jour pour Paris. On connaît le sujet de ce tableau, l’un des plus vivans et des plus originaux qu’ait peints l’artiste : — Le jour tombe ; au seuil d’un jardin campagnard, un gars de vingt ans, qui vient de botteler des gerbes et qui est encore vêtu de ses jambières de cuir, cause, appuyé contre une barrière, avec une jeune fille qui tourne le dos au spectateur ; ce qu’il lui dit, on le devine à la façon dont il tord gauchement l’extrémité de ses doigts rugueux, et aussi à l’air attentif, mais embarrassé de la jeune fille. On sent qu’ils parlent peu, mais que l’amour s’exhale de chacune de leurs paroles difficilement articulées. Autour d’eux, dans le maix verdoyant, l’été épanouit de robustes floraisons rustiques ; des arbres fruitiers s’enlèvent en légères silhouettes sur une perspective de potagers qui montent en pente douce jusqu’aux maisons du village, dont les toits bruns et le clocher pointu bordent un ciel crépusculaire, mollement vaporeux. Tout cela, baigné dans une lumière sobre et assourdie, est d’une exécution merveilleuse. La jeune fille, avec ses courtes nattes tombant sur ses épaules, son cou penché, son dos d’un modelé si jeune et si chaste, est un morceau exquis ; la figure énergique et si ingénument amoureuse du jeune botteleur est charmante d’expression ; les mains, le buste, le vêtement sont magistralement traités : — il y a dans cette toile une poésie sincère et mâle, qui est réconfortante et savoureuse comme l’odeur des blés mûrs en été.

Bastien était content d’avoir mené à bien cette œuvre difficile, et