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Tanger, le 15 février.

Il y a trois ans, pendant un voyage en Espagne, je lisais la correspondance qu’Henri Regnault adressait de Grenade et de Tanger à sa famille. Ses lettres, débordantes d’enthousiasme, écrites d’un style chaud et brillant, m’avaient donné la vision d’un pays éblouissant de lumière, pittoresque sous tous ses aspects, n’ayant rien perdu encore de son originalité, et, de ce jour, j’avais conçu le plus vif désir de connaître le Maroc.

C’est à Tanger qu’il a terminé la Salomé. Cette toile avait été commencée à Rome, d’après un modèle italien ; la tête seule n’était qu’ébauchée. Une juive qu’il rencontra dans les ruelles du quartier israélite le frappa par sa beauté étrange, par la fascination de son regard et par la grâce bizarre et sauvage de sa physionomie. Elle posa devant lui, et pendant les deux premiers mois de son séjour au Maroc il ne cessa de travailler d’après elle : « Depuis mon arrivée à Tanger, écrivait-il, je me suis occupé exclusivement de finir ma figure d’Hérodiade. »

Cette juive est encore vivante ; malgré ses trente-cinq ans (ce qui est presque la vieillesse pour les juives et les femmes d’Orient), ses traits sont restés délicats, ses yeux sont superbes de profondeur et d’éclat, et sa chevelure ébouriffée, noire comme l’encre, encadre son visage, où l’on retrouve encore quelque chose du charme sauvage qui avait séduit l’artiste. Par un jeu étrange de la destinée, Salomé, que je revois toujours drapée dans sa tunique jaune, les hanches serrées par une large ceinture violette, les jambes enveloppées dans une jupe transparente de gaze rayée d’or, est aujourd’hui la cuisinière du ministre de France, et, chaque matin, quand je ramène mon cheval dans la cour de la Légation, je l’aperçois occupée à sa prosaïque besogne.

Tanger est plein de souvenirs de Regnault ; on les heurte à chaque pas. L’Exécution sans jugement sous les rois maures, qui est aujourd’hui au Louvre, a été faite ici, ainsi que le Départ pour la Fantasia et la Sortie du pacha. La plus belle part de son œuvre a été inspirée par le Maroc, et c’est ici vraiment qu’il faut venir l’apprécier et l’admirer.

J’ai cherché en vain la maison mauresque qu’il habitait avec Clairin et qu’il nous a décrite tout au long dans sa correspondance. Cet atelier a été détruit après la guerre de 1870-1871. C’était la volonté pieuse d’une personne qui lui était chère et qui n’a pas voulu que la demeure où il avait vécu le meilleur de sa vie d’artiste fût louée ou vendue au premier venu.