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se briser et enveloppent le rocher d’une ceinture d’écume. Mais ce qui donne à cette promenade un charme particulier, c’est la variété des aspects et la délicatesse de coloration de la côte d’Espagne que l’on aperçoit à 35 ou 40 kilomètres au nord. Certains jours, une vapeur argentée flotte sur elle et ne laisse voir que quelques points fortement éclairés, un village bâti en pierre blanche, une cassure de rocher ; d’autres fois, le soleil et un vent plus favorable dissipent cette brume légère, et toutes les sinuosités de la côte apparaissent distinctement, ceintes d’écume ; les plaines qui s’étendent au-delà sont d’un vert clair et velouté, les rochers ont des teintes rosées, avec des parties ombrées de violet d’une nuance très délicate, et là-bas, très haut, vers l’ouest, le cap Trafalgar se dessine dans un lointain grisâtre.

À voir ainsi la côte ibérique si rapprochée de la terre d’Afrique et séparée d’elle par une étroite bande de mer, on comprend que le Maroc exerce sur l’Espagne une séduction aussi irrésistible que celle qui entraîne la Russie vers Constantinople et l’Autriche vers Salonique. C’est le singulier privilège des pays d’Orient : on dirait qu’il plane sur eux un mirage enchanteur qui attire invinciblement toutes les nations de la vieille Europe en leur faisant entrevoir un monde merveilleux à la conquête duquel elles sont prêtes à dépenser, sans compter, hommes et capitaux. Des considérations historiques prédisposaient d’ailleurs l’Espagne à se laisser entraîner en cette illusion : elle a toujours considéré les états du Maghreb comme une province détachée de l’empire des Maures sur lesquels elle a mission de la revendiquer, comme autrefois elle a reconquis sur leurs ancêtres les beaux royaumes de Tolède, de Cordoue et de Grenade. Le Maroc est l’irredenta des Espagnols, et sur leur imagination le mot seul de « Maruecco » n’a pas un prestige moins éblouissant que « Trenta et Trieste » sur l’esprit des Italiens. Ils affectent de ne voir dans les présidios de Ceuta, de Pefñn de Velez et de Melilla que des points de débarquement pour la conquête rêvée, et, de même qu’aux yeux des vieux musulmans il ne pouvait y avoir à l’égard des puissances chrétiennes que des suspensions d’hostilités et jamais de paix, de même estime-t-on en Espagne que, dans la lutte contre les Maures, il ne peut y avoir que des trêves plus ou moins prolongées pendant lesquelles la prescription ne s’accomplit pas et les haines subsistent.

Un jour, en 1850, l’Espagne a cru qu’elle allait enfin achever la grande œuvre, les « croisades » qui du XIIe au XVe siècle emplissent son histoire. La guerre avait été déclarée au sultan du Maroc, une armée avait été débarquée à Ceuta, et dans toute la Péninsule un mouvement d’enthousiasme s’était produit, passionné, unanime comme ceux qui ont toujours secoué l’Espagne chaque fois qu’une