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à terre et les découvrent. Et voici l’étrange menu qui nous est offert :

Au premier rang, — des corbeilles de pain, de dattes, d’oranges, de figues et de bananes ; du couscoussou aux œufs, du couscoussou au poulet ; quatre plats de bœuf rôti ; deux plats de rôti de gazelle.

Au deuxième rang, — quatre plats de poulets au safran et aux œufs ; saucisses de mouton enfilées dans des baguettes ; tranches de mouton à l’huile et au safran saupoudrées d’amandes et de jaune d’œuf.

Au troisième rang, — fricassées de poulets, beignets de viande au safran, poulets aux cardons, quartiers de gazelle en ragoût.

Au quatrième rang, — quartiers de bœuf à l’huile et au safran ; poulets à l’huile ; confitures et gâteaux.

Pour boisson, du thé à la menthe, du thé à la verveine, du thé à l’ambre.

Tandis que nous touchons du bout des dents à ce menu effrayant, dont la rédaction a causé la mort de près de deux cents poulets, des musiciens chantent, jouent de la flûte ou frappent du tambourin.

Le maître des cérémonies, qui a pris place à notre table pour représenter le sultan, nous fait d’intéressans récits ; il nous parle avec terreur de la puissance de son maître. Il nous fait remarquer que le kaïd si brillamment vêtu, qui est là debout devant nous, au milieu des plats, dont il dirige le service, porte à la cheville un anneau de fer. Et il nous raconte à ce sujet une histoire qui fait assez honneur à l’esprit de Mouley-Hassan. Ce kaïd, nous dit-il, a été un jour favori du sultan ; mais la distinction dont il était l’objet lui a bientôt fait perdre le sentiment de son infimité, et son arrogance n’a pas tardé à lui faire perdre les bonnes grâces du maître. Ce jour-là, cependant, sa majesté était dans d’heureuses dispositions ; elle ne donna pas l’ordre, comme elle a accoutumé, de faire empoisonner le favori en disgrâce ou de l’envoyer mourir de faim dans le cachot de quelque casbah. On lui mit seulement une chaîne aux pieds et une guenille sur le dos, et, en ce triste équipage, on le mena au marché pour être vendu comme esclave. Mais, secrètement, le sultan avait ordonné de laisser tomber les enchères jusqu’à 10 onces et d’adjuger son ancien favori à ce prix dérisoire. La vente terminée, il fit ramener le kaïd par-devant lui et lui reprocha son orgueil de la veille : « Vois, l’on t’a vendu au marché et l’on ne t’a estimé que 10 onces. C’est là tout ce que tu vaux : avais-tu lieu d’être si fier ? » Puis il lui rendit la liberté, lui imposant en souvenir de sa disgrâce le port de l’anneau de fer qui lui avait été rivé à la cheville.