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portières en soie jaune paille, brodées de mille couleurs, mais harmonieuses de ton, retombent devant les larges baies ogivales qui donnent accès sur la cour.

Le rez-de-chaussée est surmonté d’un étage où sont les appartemens des femmes. Elles y étaient naturellement enfermées quand nous nous rendîmes à l’invitation de Sidi-Bargash.

Un repas copieux et indigeste nous était servi dans la pièce principale qui sert de salon et qui avait été brillamment éclairée pour la circonstance. Ne touchant que du bout des dents aux plats qu’on me servait, laissant paresseusement à mon compagnon de voyage le soin de converser par drogman avec Sidi-Bargash, j’essayai, pendant les deux longues heures que dura le festin, de me représenter ce que devait être l’existence de notre hôte dans cette demeure retirée, ce que pouvait être une vie qui s’écoule sans autre occupation intellectuelle que les cinq prières du jour, sans autre distraction que quelques parties de chasse, sans autre société intime que celle de quelques parens rapprochés, car la réclusion imposée aux femmes a forcé les musulmans rigides à cloîtrer leur vie, sans autre émotion enfin que le souci toujours poignant de dissimuler ses richesses à l’avarice du sultan et à la cupidité de ses kaïds.

Vers le milieu du diner, mon ami me fit remarquer discrètement que, sur le balcon du premier étage situé de l’autre côté de la cour, trois femmes voilées, les épouses de Sidi Bargash, avaient soulevé la portière de leur appartement et regardaient avec curiosité les invités de leur maître. Un instant après, la portière retomba ; elles disparurent. Je pensai alors à l’existence bien plus misérable encore de ces créatures, que la vie monotone des harems déprave ou plonge à jamais dans une somnolence mortelle, dont rien ne les vient éveiller. Elles consument leurs jours à ne rien faire que prier, manger, se parer et dormir ; pour elles, il n’y a ni relations de société, ni culture d’esprit, ni conversation. Tout au plus, de temps à autre, leur seigneur et maître fait-il venir, afin de les distraire, des almées qui exécutent des danses, et quelles danses ! Je me rappelle encore avec quelle indignation deux jeunes femmes européennes, invitées à une fête de ce genre dans un harem de Tanger, s’enfuirent toutes scandalisées du spectacle qu’on leur avait offert. Tout le reste du temps, elles demeurent des heures entières immobiles, accroupies, perdues dans des rêves obscurs ou abandonnées à quelque égarement de sensualité. Comme en des corps sans âme, l’instinct tient lieu en elles de sensibilité et d’intelligence. Qui sait cependant si parfois un drame de passion silencieux et caché ne se joue pas dans ces consciences endormies, ou si l’une d’elles, réagissant contre le milieu qui l’enserre, ne se crée pas