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Il est vrai que c’est Voltaire qu’il remplace à l’Académie française, et non Corneille ni Racine ; aussi quel sacrifice en l’honneur de cet unique Dieu ! « C’était au théâtre, c’était dans le champ cultivé par les Corneille et les Racine que M. de Voltaire devait acquérir la maturité de sa grandeur et de sa gloire… Il donna plus de rapidité à l’action, plus de force à l’intérêt, plus de précipitation au dialogue, plus d’impétuosité aux sentimens, et, en général, je ne sais quoi de plus violent et de plus pathétique… » Que ne donna-t-il pas ? Et parmi ses chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, Ducis n’a garde d’oublier Mahomet. Au reste, il en proclame quatre : les trois autres sont Alzire, Sémiramis et l’Orphelin de la Chine !

Ainsi, pour ses premiers panégyristes, Voltaire brille surtout comme auteur tragique ; il éclate, comme tel, au-dessus de tous ses émules ; et, de cette gloire éblouissante, un des rayons les plus clairs est Mahomet. Aussi bien, nous savons quelle importance il attachait lui-même à cet ouvrage. En 1738, en 1739, en 1740, il y travaillait ; en 1741, il l’essayait à Lille ; en 1742, il déclarait que, pour plaire à Helvétius, il l’avait encore « retaillé, recoupé, relimé, raboté, rebrodé ; » il n’avait de cesse qu’il n’eût été représenté à Paris. Ayant dû le retirer après trois représentations, il souffrait de ce mécompte jusqu’en 1751, époque d’une triomphale reprise. En 1757, après l’attentat de Damiens, il demandait qu’on le rejouât, pour le faire profiter de l’horreur inspirée par ce crime d’un fanatique. En 1761, il se réjouissait d’apprendre, par M. de Lauraguais, qu’il faisait, ainsi que Sémiramis, « un effet prodigieux. » Au reste, même avant la première épreuve, son plus grand embarras, au sujet de Mahomet, n’avait été que « de savoir comment une pièce d’un genre si nouveau et si hasardé réussirait auprès de nos galans Français… » — « J’en reviens à Mahomet, écrivait-il à M. d’Argental ; il est tout neuf… » Et, de même, à M. de Cideville : « Heureux celui qui trouve une veine nouvelle dans cette mine du théâtre, si longtemps fouillée et retournée ! Je ne vous ai point envoyé Zulime.. ; je crois pouvoir mieux faire, et qu’en effet Mahomet vaut mieux. » Assurément il le croyait, puisque, plus d’un quart de siècle après, il se plaisait à rappeler ce préféré dans une lettre à d’Alembert, et que, juste à la suite, il ne craignait pas d’écrire : « Je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie. J’ai toujours regardé cette pièce comme une très belle tragédie de collège. »

Cependant Ducis a glissé dans son panégyrique cette petite phrase, qui laissait du recours aux sceptiques : « L’univers et le temps, voilà les deux seuls juges des grands hommes. » Pour l’univers, il est difficile de connaître et d’exprimer son jugement Mais, pour le temps, nous pouvons enregistrer son arrêt en date de ce jour : ce n’est pas de notre faute, — c’est plutôt la faute à Voltaire ! — si, d’aventure, il est irrévérencieux.