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mauvaise vie qui suivaient l’armée, elle ne faisait en quelque sorte que remplir son devoir de chrétienne puisqu’elle était alors l’un des chefs de cette armée et qu’ainsi sa conscience était engagée à prévenir les désordres causés par la présence de ces femmes. Mais l’inconduite privée du duc de Lorraine n’avait aucun rapport avec la mission patriotique, et n’engageait en rien la responsabilité de la vierge de Domremy. Il n’y a qu’une explication d’un fait aussi étrange, on dirait presque d’une sortie aussi déplacée. La jeune Française savait sans doute que le vieux duc usait plus que jamais de l’influence naturelle qu’il avait sur son gendre pour l’amener à faire hommage du Barrois au roi d’Angleterre. Il est probable que Charles II, non content d’opposer un refus à celle qui n’avait pas craint de lui demander René d’Anjou pour la conduire auprès de Charles VII, laissa percer à cette occasion quelque chose de ses sympathies anglo-bourguignonnes ; et c’est alors que la Pucelle, se sentant blessée au cœur, ne se put défendre de jeter à la face du vieux duc les reproches sanglans dont parle dans sa déposition Marguerite la Touroulde. Douée du sens le plus pratique et tout entière à l’idée de sauver son pays, Jeanne n’a dû darder ainsi son aiguillon que contre quelqu’un qui venait de se déclarer l’ennemi de la France. Née et élevée au fond d’une campagne située à une assez grande distance de Nancy, comment, dira-t-on, pouvait-elle être si bien au courant de la vie privée du duc de Lorraine ? Pour avoir l’explication de ce fait, un peu étrange au premier abord, il faut se rappeler que Henri d’Ogéviller, seigneur de Domremy du chef de sa femme Jeanne de Joinville, faisait partie depuis longues années, à titre de chambellan, de la maison de Charles II, et c’est vraisemblablement grâce à cette circonstance que l’écho des bruits mis en circulation à la cour ducale avait eu du retentissement jusque dans le village natal de la Pucelle.

Nous terminerons ici des recherches qui, d’après le titre même de notre travail, n’auraient pas dû dépasser Domremy. En nous laissant entraîner plus loin à la suite de notre héroïne, nous serions amené à raconter une fois de plus la mission de la Pucelle, alors que nous n’avons eu d’autre but que de scruter le côté humain, laissé à peu près complètement dans l’ombre jusqu’à ce jour, des origines de cette mission. Aussi notre seule ambition serait que l’on voulût bien considérer ces pages comme une sorte de vestibule du monument élevé par les maîtres de la science historique à la gloire de Jeanne d’Arc.


SIMÉON LUCE.