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troupe les suivait donc ; elle rayonnait aussi dans les environs de Pézenas et jouait dans de très modestes villages où son souvenir s’est longtemps conservé. De là d’abondantes recettes, et aussi de larges subventions officielles auxquelles le prince de Conti faisait contribuer les États un peu malgré eux. Molière et les Béjart s’enrichissaient et vivaient largement, comme l’atteste un passage curieux et souvent cité des Aventures burlesques de d’Assoucy. L’incorrigible bohème les avait rencontrés, en 1655, dans un de leurs séjours à Lyon, et, de trois mois, il n’avait pu se séparer d’eux, retenu par « les charmes de la comédie » et surtout par ceux de leur table, car il était gourmand avec délices. Il les suit en Avignon et se fait dévaliser dans un tripot ; mais il s’en console : « Un homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis. « Il accompagne donc les siens à Pézenas, où, « durant six bons mois, » traité par eux comme « un parent, » comme « un frère, » il mène, « au milieu de sept ou huit plats, » la vie la plus douce, « soufflant la rôtie » et savourant les muscats de Frontignan et de Lunel. « Je ne vis jamais, dit-il, tant de bonté, ni de franchise, ni d’honnêteté que chez ces gens-là, bien dignes de représenter dans le monde les personnages de princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre. » On ne saurait douter que cette prospérité matérielle et cette confortable existence ne fussent l’œuvre de Madeleine. Elle était, en effet, l’économe et l’intendant de l’association. La preuve en est dans un assez grand nombre de contrats et de pièces judiciaires qui se rapportent à son séjour dans le Languedoc et qui montrent avec quelle vigilance et quelle fermeté elle administrait les intérêts de Molière et les siens propres. Le 18 février 1655, à Montélimart, elle prêtait 3, 200 livres à Antoine Baralier, receveur des tailles de la province de Languedoc, cautionné par un sieur de Rochesauve, « noble habitant de la ville de Brioude. » Baralier ne pourra payer à l’échéance, et Madeleine devra solliciter contre lui commission du « juge en la cour » de Nîmes. Cette même année 1655, à la fin de la session des États, le prince de Conti assignait à ses comédiens une somme de 5,000 livres sur les fonds des étapes de la province, entreprises par les sieurs Durfort et Cassaignes. C’était là jouer sur les mots et se moquer des États avec une désinvolture de grand seigneur : une troupe de comédiens n’est pas une troupe de soldats et ses étapes n’ont rien de commun avec les étapes militaires. Les États durent faire quelque difficulté pour reconnaître cette assignation fantaisiste, car elle ne fut régularisée que le 3 mai 1656 par un accord intervenu à Narbonne, devant le viguier et juge royal de cette ville, entre les étapiers d’une part et « Jean-Baptiste-Poquelin Molière et Madeleine Béjart d’autre part » : 1,250 livres