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plaisante des rôles que Madeleine jouait dans le genre sérieux ; de plus, Madeleine et Madelon, c’est le même nom sous deux formes, l’une distinguée, l’autre commune. Bientôt après, en mai 1660, Molière donnait Sganarelle, où le rôle de la suivante, qui expose une si amusante théorie sur les plaisirs du mariage, rentrait encore dans l’emploi de Madeleine. Et toujours le même dédoublement de l’actrice, comédienne devant le public, intendante et caissière la toile baissée. On a vu qu’en province le matériel de la troupe lui appartenait ; arrivée à Paris, elle le vendit à ses camarades. On a considéré cette vente comme une bonne affaire à son profit et à leurs dépens. C’est mal juger Madeleine et méconnaître la situation nouvelle de nos comédiens. En province, la troupe formait probablement une simple compagnie aux gages de Molière ; à Paris, au contraire, elle se constitue en société à parts, embryon d’une organisation financière perfectionnée avec le temps, et qui est encore celle de la Comédie-Française. Il fallait bien, dès lors, que le matériel cessât d’être la propriété d’un seul pour entrer dans le fonds social. Quant à la communauté d’intérêts de Molière et de Madeleine, elle ne prit pas fin pour cela. Dans le précieux registre, rédigé par La Grange, qui nous met, jour pour jour, au courant des affaires de la troupe, il est fait mention, dès le début, de nombreux prélèvemens de recettes remis, comme parts, « entre les mains de Mlle Béjart pour monsieur de Molière. » Enfin, Madeleine restera jusqu’au bout le représentant officiel de la troupe dans les affaires d’intérêt, de même qu’en province elle avait été celui de Molière. Lorsque, en 1670, les comédiens de Monsieur, devenus comédiens du Roi, constitueront au profit d’un de leurs sociétaires retraités, Louis Béjart, la première pension viagère payée par eux, c’est chez Madeleine qu’ils feront élection de domicile.

Peu de temps après la première représentation de Sganarelle, la troupe se voit dans une situation des plus critiques. À son arrivée, le roi lui avait accordé la salle du Petit-Bourbon pour y jouer alternativement avec les comédiens italiens. Elle l’occupait depuis deux ans, lorsque, tout à coup, sans avertissement préalable, le surintendant des bâtimens, M. de Ratabon, lui ordonne de l’évacuer sur-le-champ, et commence à la démolir pour préparer la place à la future colonnade du Louvre. On a supposé, non sans vraisemblance, que, par ce procédé brutal, M. de Ratabon servait, de propos délibéré, la jalousie des rivaux de Molière. En effet, aussitôt la troupe expulsée, elle eut, dit La Grange, « à se parer de la division que les autres comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer les uns dans leur parti, les autres dans le leur. » Mais, par affection pour son chef, elle demeura « stable, » resta sourde aux