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journée où ces insensés amusent leurs derniers caprices. Princesses et bergères, regardez ce qu’elle amène : en face de vous, le hideux Marat s’affaisse dans sa baignoire ensanglantée, serrant encore dans ses mains vos arrêts de mort. Gardez vos bouquets, bergères, ils vont servir ; le président de la section de la république vous ordonne de défiler devant l’ami du peuple, il vous crie : « Citoyennes, jetez des fleurs sur le corps pâle de Marat ! »

On sait que David a peint deux répliques de cette œuvre horrible et superbe ; celle qu’on voit à l’École des beaux-arts appartenait au prince Napoléon, elle nous revient aujourd’hui de Belgique. Nu, déjà froid, la plaie au flanc et le bras tombant à terre avec la plume qu’il tenait, Marat sort à mi-corps de la baignoire: ses chairs flétries s’enlèvent sur un fond sombre, sur le drap vert où il écrivait. Pour que le drame fût complet, on a placé au-dessous du tableau une copie de la tête de Charlotte Corday, faite par M. Baudry d’après l’original d’Haüer. Haüer était un capitaine de la garde nationale, qui commandait le poste où Charlotte fut d’abord conduite ; il savait un peu peindre, cette tête si belle le frappa, il voulut en fixer les traits avant qu’elle ne tombât. M. Baudry a donné la vie de l’art à l’esquisse informe de l’officier; on comprend, en voyant cet admirable visage, l’enthousiasme de Louvet, quand il l’aperçut à l’intendance de Caen, « bien faite, de l’air le plus honnête et du maintien le plus décent; il y avait dans sa figure, à la fois belle et jolie, et dans toute l’habitude de son corps, un mélange de douceur et de fierté qui annonçait bien son âme céleste. » Je ne sais si dans toute l’œuvre des préraphaélites on trouverait une vision d’ange plus idéale : l’ange de l’assassinat, a dit Lamartine. — Un peu plus loin, voici le troisième personnage de la tragédie, Barbaroux, l’Apollon de la Gironde. David l’a coiffé d’un chapeau à larges bords, qui projette son ombre sur ce front élégant. Une légende sans preuves veut que Charlotte ait frappé Marat par amour pour Barbaroux; il ressort du récit de Louvet qu’elle entrevit à peine le proscrit de mai, quand elle alla solliciter de lui des lettres pour ses amis de Paris.

Pourquoi faut-il qu’il y ait du sang sur tous ces beaux portraits du grand peintre, et du sang qui rejaillit jusqu’à lui? Celui de Mme Chalgrin cache un douloureux mystère. Vous diriez d’une religieuse, de quelque abbesse de Port-Royal, en voyant cette femme sérieuse, maigre dans sa tunique brune, avec ce front si pur, ces yeux candides et doux. Il ne faut pas toujours se fier aux visages de religieuses. Cette personne sensible, fille de Joseph Vernet et mariée à l’architecte Chalgrin, était attachée par de tendres liens à un homme fort connu en ce temps-là dans la société de Paris. David fit le portrait que nous regardons en 1789 et s’éprit de son modèle ;