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il trouva ce cœur occupé, il en conçut une sourde rancune. Quand vint la tourmente révolutionnaire, Emilie Chalgrin faisait partie, avec son amie Mme Filleul, gardienne du château de la Muette, de ce qu’on appelait alors la société de Passy, ce petit monde lettré et épicurien groupé autour de Chénier, de Pastoret, des frères de Pange. Un soir, en 1793, Mme Filleul eut l’imprudence de donner une fête à la Muette, pour célébrer le mariage d’une fille de son amie. Le lendemain, les sectionnaires vinrent arrêter les deux femmes, coupables d’avoir « brûlé les bougies de la nation »[1]. On saisit tous leurs papiers ; je sais de bonne source qu’il existe aux Archives nationales, dans le dossier Filleul, une correspondance de la belle Emilie, moins importante pour la gloire de Chalgrin que l’Arc de Triomphe de l’Étoile, auquel l’architecte attacha son nom. La pauvre femme fut-elle victime du ressentiment de David? Il vint, dit-on, la visiter dans sa prison et essayer de la fléchir à la dernière heure, en lui promettant le salut. J’ignore ce qui peut justifier cette légende ; la prisonnière n’en dit rien dans les deux lettres fort touchantes qu’elle adressa encore à son ami, peu de jours avant sa mort. Une fournée emporta Mme Chalgrin, et David n’intervint pas.

Avant de quitter le peintre de la Convention, bien des gens s’arrêteront avec surprise et incrédulité devant le tableau signé de lui, où se pavanent trois vieilles femmes grotesques. Est-ce là du David, du Gavarni ou du Courbet? Vous qui croyez avoir inventé le réalisme, allez voir ces mégères, qu’il rencontra quelque dimanche au Palais-Royal, toutes glorieuses sous leurs beaux atours et leurs bijoux en faux, qu’il reproduisit avec son scrupule obstiné sur la nature et la vérité. Étrange génie, qui reconstitue les Horaces et devine Mme Cardinal ! L’ironie du hasard a voulu que la galerie du XVIIIe siècle prît fin avec cette toile, la dernière de la salle ; toutes ces élégances devaient aboutir à ces trois gothons. Parques ridicules qui prononcent l’arrêt du passé, sibylles qui prophétisent les vulgarités et les parodies de l’avenir. Elles regardent en face l’aimable compagnie qu’elles ont remplacée, elles crient déjà, elles aussi, à leurs gracieuses devancières : « Maintenant, c’est nous qui sont les princesses ! »

En entrant dans la salle de l’empire, on cherche les portraits de Napoléon. Le meilleur et le moins connu est celui de Gros. Le premier consul est debout, en habit rouge; à l’origine, il était en bottes fortes ; par une singulière fantaisie, on a corrigé plus tard ce détail, on a substitué aux bottes la tenue de cour, des bas et des escarpins. Bonaparte vient de signer le décret qui rattache à la France

  1. Voir les mémoires de Mme Vigée Le Brun.