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la défense de la cause royale, le comte de Sainte-Aulaire, préfet de la Haute-Garonne, éprouva le besoin de lui expliquer et sa situation et sa conduite et ses opinions personnelles : « Mon âge ou d’autres circonstances, lui disait-il, m’ont éloigné de l’émigration ; je n’en ai partagé ni les rancunes ni les passions ; les Bourbons m’étaient restés absolument étrangers. Élevé à l’École polytechnique, entré dans l’administration de l’empire, bien traité par le chef de l’état, j’ai été assez longtemps ébloui de cette grandeur qui courbait devant elle toutes les tètes, et je me suis laissé aller à tout le prestige de cette gloire. Cependant il m’est bien venu ensuite, par le sentiment des souffrances publiques, quelque éloignement pour l’homme qui sacrifiait tout à son intérêt. En dernier lieu préfet à Bar-sur-Seine, j’ai encore une fois invoqué le génie de l’empereur et combattu comme un soldat contre l’invasion étrangère, dont les résultats politiques étaient hors de ma prévision. De tout cela, vous le voyez, il ne m’est resté dans le cœur aucun sentiment particulier pour l’empereur ; personne ne blâme plus que moi sa nouvelle entreprise, qui est un désastre pour le pays. Mais cette inclination qu’il ne m’inspire en aucune manière, je l’éprouve pour une personne qui lui tient de bien près, pour l’impératrice Marie-Louise, qui m’a distingué dans sa confiance et ses bontés. » M. de Sainte-Aulaire s’empressa d’ajouter que ses sentimens particuliers n’auraient aucune influence sur sa conduite, qu’il entendait prouver combien il respectait la religion du serment.

Il le prouva en effet jusqu’au bout ; puis, quand toute résistance parut vaine et que la place devint intenable, il ne se soumit pas, il se démit, en adressant à Carnot, ministre de l’intérieur, et au duc de Bassano, des lettres u où il ne se ménageait aucun de ces faux-fuyans si communs dans ceux qui obéissent à contre-cœur aux devoirs imposés. » Après quoi, cet ex-préfet de l’empire et de la restauration, qui unissait à toutes les grâces de l’esprit un jugement exact et rigoureux, dit, entre quatre)e\ix, à M. de Vitrolles, en lui serrant le bouton: « À présent, je vous prie de me dire quelle est en principe votre opinion sur les conditions qui donnent à un gouvernement nouveau les droits à l’obéissance et à la reconnaissance de son autorité, car enfin tous ceux qui existent ont remplacé des gouvernemens établis. » — « Et nous nous mîmes, ajoute M. de Vitrolles, à discuter cette question de droit public, comme on aurait pu le faire sur les bancs de l’école. » Le caractère des temps troublés est de tout remettre en question, même la morale publique, et, une fois que les consciences se prennent à douter d’elles-mêmes, à courir d’oracle en oracle, il faut qu’elles soient d’une trempe particulière pour que leurs incertitudes n’aient pas raison de leur vertu. Le devoir devient obscur, l’intérêt seul est certain. C’est une belle science que la casuistique ; mais il n’y a que les très honnêtes gens qui puissent la cultiver impunément.