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de la guerre. Il ne savait pas bien lui-même comment cela était arrivé, il s’étonnait de son bonheur, c’est le plus doux des étonnemens. La fortune est une grande coquette; elle réserve souvent ses faveurs à ceux qui ne courent pas après elle et qui semblent la dédaigner.

M. de Clermont-Tonnerre n’avait eu que de rares occasions d’approcher l’empereur. Leur première rencontre ne fut pas agréable. C’était dans l’une des grandes réceptions qui suivirent le couronnement. Monge, reconnaissant dans la foule son ancien élève, dont il avait conservé le meilleur souvenir, le prit par la main et dit : « Sire, je vous demande la permission de vous présenter M. de Clermont-Tonnerre, qui est un officier distingué. » A quoi l’empereur répondit sèchement : « Je ne connais d’officier distingué que sur le champ de bataille. » Un peu plus tard, celui que le maître avait ainsi rabroué assistait à la capitulation d’Ulm. Il était resté ce jour-là vingt-quatre heures à cheval et dix-huit sans manger. Le soir, à Elchingen, impossible de trouver du pain. Sa chance le conduit droit à la chambre où festoyaient les aides-de-camp, qui lui offrent à souper. Il soupe et s’en va ; mais comme il s’en allait, il entend dans une pièce voisine la voix tonnante d’un homme en fureur qui jure et qui sacre. Une porte s’ouvre et l’empereur apparaît, l’œil en feu. « Le jeune homme n’a que le temps de se ranger à la muraille, dans l’attitude d’un soldat qui attend des ordres. L’empereur le regarde d’un regard qui va plus loin que lui, referme la porte et laisse l’involontaire témoin de son emportement fort heureux, en hâtant le pas, d’en être quitte pour la peur. »

Il avait entendu rugir le monstre, et le monstre lui avait fait peur. Il ne devait pas mourir sans s’être réconcilié avec lui. Le roi Joseph envoya de Madrid son aide-de-camp porter des dépêches aux Tuileries. Il fut reçu, il essuya des rebuffades; mais il sut apprivoiser ces sombres et orageux sourcils, qui l’avaient mis en fuite. Il séduisit l’empereur par la justesse de son esprit, par son bon sens ; c’était le seul genre de séduction auquel Napoléon fût sensible, il se réservait comme un privilège le droit de déraisonner. Les entretiens que M. de Clermont-Tonnerre avait eus avec le grand homme lui laissèrent une ineffaçable impression ; comme le comte de Sainte-Aulaire, il jugeait son maître, mais il reconnut toujours que César était grand. Les admirations qui nous ont fait battre le cœur dans notre jeunesse ont la ténacité d’un premier amour; c’est une maladie sacrée dont on ne guérit jamais tout à fait; quand on s’en souvient, il y a dans l’âme quelque chose qui frissonne et remue, et le mieux qu’on puisse faire est de confesser ses rechutes. En 1836, M. de Clermont-Tonnerre, alors âgé de près de soixante ans, s’était rendu à Goritz; il y causa longuement et à plusieurs