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Il va de soi que le Swift que nous venons de dépeindre était encore enveloppé, lors de l’arrivée à Moor-Park, d’une écorce épaisse. Il n’était pas formé ; la haute situation et la grande réputation de Temple l’intimidaient ; il ne dut pas paraître à son avantage.

Sa position dans la maison est restée un sujet de chagrin pour ses admirateurs. Il faisait partie des domestiques. Sir William, en parlant de lui, disait : a servant. Ce mot de « domestique » ne choque tant de personnes que faute d’avoir présente à l’esprit la différence entre ce qu’il représente aujourd’hui et ce qu’il représentait alors. On oublie qu’au XVIIe siècle il exprimait encore les rapports de dépendance honorable qui rattachaient le client au patron dans l’ancienne Rome, le vassal au suzerain dans le moyen âge, et qu’il admettait une infinité de degrés hiérarchiques. L’aumônier d’un grand seigneur, son secrétaire, son écuyer, étaient des domestiques, et un passage de Saint-Simon ne laisse subsister aucun doute sur le pied où étaient les « premiers officiers, » comme on les appelait aussi. En 1702, la jeunesse de la cour de France se divertit à jouer la comédie chez Mme de Maintenon. La duchesse de Bourgogne, le duc d’Orléans, trois ou quatre dames et seigneurs des premières familles et « quelques domestiques de M. de Noailles » remplissaient les rôles. Les gens qui récitaient Athalie devant Louis XIV, avec sa petite-fille et son neveu, n’avaient évidemment rien de commun avec la valetaille ; et il n’est point du tout terrible que Swift ait été serrant chez Temple, comme Locke l’avait été, quelques années plus tôt, chez lord Ashley.

Ses fonctions étaient les fonctions ordinaires d’un secrétaire. Elles sont énumérées dans une lettre de recommandation que sir William lui donna en 1690, à un moment où il eut envie de retourner en Irlande, et que nous citerons, parce qu’on y voit l’effet que Swift avait produit à Moor-Park et ce qu’on y pensait de lui après un commerce de quelques mois. La lettre est adressée à sir Robert Southwell. Il J’ai appris cette après-midi, écrit Temple, que vous allez en Irlande comme secrétaire d’état; c’est pourquoi je me hasarde à vous faire offre d’un domestique, pour le cas où il vous en faudrait un tel que le porteur de cette lettre. Il est né en Irlande et y a été élevé, quoique appartenant à une bonne famille du comté de Hereford. Il avait été près de sept ans au collège de Dublin et il était prêt à prendre son degré de maître ès arts, quand les calamités du pays amenèrent l’abandon du collège et le forcèrent à partir. Depuis ce temps, il a vécu chez moi, me faisant la lecture, écrivant pour moi, et se chargeant de tous les comptes qu’exigent mes modestes affaires. Il possède le latin et le grec, sait un peu de français et a une très bonne écriture courante. Il est très honnête, très appliqué, et il a de bons amis, bien que pour le moment ils