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à l’épouser sans regarder si elle est belle ou laide, pourvu qu’elle soit propre. Toutefois, il serait désolé d’être un obstacle si elle trouvait un meilleur parti. En recevant cette lettre engageante, Varina fit la seule chose à faire : elle rentra dans l’ombre, et il ne sera plus question d’elle. Nous n’avons pas voulu interrompre ce singulier roman ; il nous faut maintenant retourner en arrière, à la rentrée de Swift à Moor-Park (mai 1696), après l’expérience manquée de Kilroot.

Il était revenu sur la prière de sir William, qu’il ne quitta plus jusqu’à sa mort. Swift a tenu un Journal de la dernière maladie de son maître. On y lit : «Il est mort à une heure du matin, aujourd’hui 27 janvier 1699, et avec lui tout ce qu’il y avait de bon et d’aimable parmi les hommes. » Dans l’Autobiographie, qui n’était certes pas destinée à être vue de la famille de Moor-Park, dans la préface écrite pour l’édition posthume des œuvres de Temple, dans la correspondance, dans le Conte du Tonneau, on trouve d’autres témoignages que Swift garda respect et attachement à la mémoire de sir William. Un détail bien léger en apparence, et pourtant bien significatif, achèvera de trancher la question. Dès que Swift eut un jardin à lui, il le dessina et le planta de façon à reproduire en petit le jardin de Moor-Park ; on ne conserve pas avec tant de soin le souvenir des lieux où l’on a beaucoup souffert. Ainsi tombe sur ce point la légende, comme elle tombera encore sur d’autres. Temple, de son côté, ne s’était pas montré oublieux ni indifférent. Il léguait une somme d’argent à son secrétaire, et l’on a vu plus haut qu’il avait tiré parole du roi pour une place d’église. On a vu aussi que Guillaume ne jugea pas à propos de tenir sa parole, mais Swift emportait de Moor-Park mieux que des guinées, mieux que des promesses royales. Il s’était décidé à délaisser les vers pour la prose, et il avait en poche le manuscrit du Conte du Tonneau. Bien que cet ouvrage n’ait été imprimé que cinq ans plus tard, en 1704, nous nous y arrêterons ici pour montrer quel homme la mort du Temple avait lâché sur le monde politique de l’Angleterre.


II.

Swift a indiqué en plusieurs endroits les raisons qui lui avaient fait choisir le genre satirique. Ce sont des raisons toutes pratiques, où l’hypocondrie (j’en demande pardon à M. Taine), n’eut rien à voir. On lit dans la Préface de l’auteur, du Conte du Tonneau : « La gloire et l’honneur s’achètent à meilleur marché par la satire que par toutes les autres productions du cerveau. » On lit aussi dans le Journal à Stella, à la date du 7 octobre 1710, c’est-à-dire