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trois jours après que Swift, ayant exécuté sa grande évolution politique, eut été présenté au chef du nouveau ministère tory : « On peut jaser de ce que vous savez[1] ; mais, par ma foi, sans lui je n’aurais jamais pu avoir l’accès que j’ai eu ; et s’il m’aide à réussir, donc il aura été utile à l’église. » Entendez par là que si le Conte du Tonneau aidait à l’avancement d’un homme comme lui, dévoué aux intérêts de l’église, il rendait en définitive, malgré les objections et les apparences, service à l’église. De ce double aveu, quelque peu naïf de la part d’un ecclésiastique et d’un satiriste, nous sommes autorisés à tirer deux conclusions : l’une, que Swift, lorsqu’il voulut aborder la prose, ne tomba point sans aucune espèce de réflexion ni de calcul, et uniquement par besoin de décharger sa bile, sur son véritable genre : la satire ; l’autre, qu’il n’écrivit pas le Conte du Tonneau dans un pieux dessein. Il voulait donner sa mesure ; tant mieux si l’église y trouvait indirectement son compte.

Les questions religieuses ou ecclésiastiques n’occupent au reste qu’environ un tiers de ce livre étrange et, bien qu’elles aient d’abord attiré toute l’attention et causé tout le bruit, j’ose dire qu’elles n’y tiennent que la seconde place. C’est rapetisser cette terrible et éblouissante satire que d’y voir un ouvrage de controverse passagère, tandis que Swift y embrasse et y transperce tout : l’homme et la société, la religion et la science. C’est en même temps rendre l’auteur encore plus coupable qu’il ne fut d’avoir traité par endroits les sujets sacrés avec une irrévérence triviale et basse, un mélange d’ordures, qui sont déjà suffisamment choquantes chez un ecclésiastique, que de l’accuser par surcroît d’avoir prétendu être édifiant. Dans l’intérêt de la gloire de Swift, mieux vaut supposer que, lorsqu’il écrivit son Conte, il avait oublié qu’il avait pris les ordres, que soutenir qu’il l’écrivit parce qu’il était homme d’église. Pour son bonheur et pour son malheur, les chapitres de doctrine et de discipline sont les seuls où il y ait une action formant une sorte de récit. Ils ont dû à cette circonstance de surnager dans toutes les mémoires et de concentrer sur eux l’admiration et le blâme. Ils sont devenus l’ouvrage tout entier pour le gros public, qui en juge par ouï-dire et ne lit plus guère de Swift que Gulliver. On peut les résumer en quelques lignes.

Un père avait trois fils jumeaux, Pierre (l’église romaine), Martin (l’église anglicane) et Jack (les dissidens). Il leur recommanda de vivre ensemble, dans la paix et l’union, et les trois frères suivirent la volonté de leur père pendant sept années, c’est-à-dire pendant les sept premiers siècles de l’église primitive, mais ensuite ils firent de mauvaises connaissances. L’influence de leur entourage en fit de

  1. Le Conte du Tonneau. Les mots en italiques sont soulignés dans l’original.