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chaque kibitka de l’Akhal, et mon voyage aurait duré une éternité. Ayant envoyé mes gros bagages en avant, je ne marchais qu’avec mes chevaux de selle et mes gens, dont le nombre était très réduit depuis mon entrée en Turcomanie. Cependant j’avais douze chevaux et dix cavaliers pour lesquels chaque soir il fallait trouver la nourriture. Le Tekké, depuis la conquête, est très pauvre ; les provisions même étant hors de prix, avec un train semblable on ne peut honnêtement accepter une hospitalité gratuite de ces pauvres nomades. Si les étapes à travers le pays des Tekkés m’ont coûté gros, elles me laissent de bien intéressans souvenirs des longues soirées passées sous la yourte, rendez-vous des hommes influens qui venaient en tomacha (spectacle ou réjouissance publique) entendre le Frenghi parler de son pays lointain. Les femmes préparaient le pilau (riz et mouton rôti); mes domestiques offraient le thé, et souvent les causeries se prolongeaient tard dans la nuit.

Rarement, pendant ces assemblées du soir, les femmes mariées, ou en état de l’être, se hasardaient dans la société des hommes; elles se tiennent à l’écart, se couvrant le bas du visage de leur bouroundjouk (mantille de soie) en signe de respect; les jeunes filles et les vieilles matrones seules ne se voilent point. Cependant le matin, quand j’étais seule, elles se glissaient furtivement dans la tente, curieuses comme de vraies filles d’Eve ; elles venaient assister à la toilette de l’étranger, le questionnant sur le contenu de son nécessaire, qui les intéressait au plus haut point.

Le costume de la femme tekkée, tout en étant très simple, est propre à faire valoir ses charmes : il consiste en une longue chemise flottante, en soie rouge ou bleue, qui n’est retenue par aucune ceinture. La chemise, autour du cou et jusqu’au bas de la taille, est surchargée de monnaies et de plaques d’argent, formant une espèce de cuirasse, auxquelles sont mêlées de petites clochettes en argent qui tintent à chaque pas. Ces monnaies, ces plaques, ces clochettes, comme aussi les bracelets dont les femmes tekkées sont couvertes, dénotent non-seulement la richesse du mari, mais aussi son courage, car ces bijoux, quoique travaillés par les artistes indigènes d’après le goût turcoman, proviennent des expéditions de l’époux, dont la femme porte les trophées. Sur la tête, les femmes mariées portent un petit bonnet rond, brodé, d’où s’échappe leur abondante chevelure. La jeune fille porte les cheveux tressés et découverts.

La femme tekkée est belle, grande et svelte ; elle est la seule femme de l’Asie centrale qui sache marcher. Rien de plus gracieux qu’une fille de cette race allant quérir l’eau dans quelque puits et portant sur l’épaule la grande amphore ; mainte fois je me suis arrêté pour jouir de ce spectacle, qui me faisait oublier les affreux masques de Khiva et de Boukhara. Il me restait encore quelques