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bracelets, des colliers et des bibelots que je distribuais à mes jolies visiteuses; en échange, elles venaient m’apporter des ouvrages de leurs mains. Car la femme tekkée est une artiste; nos belles dames d’Europe seraient bien surprises si elles voyaient ce qu’une pauvre sauvage sait faire de ses doigts; j’ai des broderies des bouroundjouks qui sont de vraies merveilles. Les tapis qu’elles confectionnent sont les plus beaux et les plus durables de tous. Ils sont d’ailleurs hors de prix, puisque, dans l’Akhal même, on paie une petite destente de lit, si elle est belle, à raison de 40 roubles, soit 100 francs. J’ai vu de grands ouvrages de ce genre estimés de 8,000 à 10,000 francs. Et cette même femme, au besoin, devient une héroïne; lors de la prise de Ghéok-Tépé par les Russes, les femmes combattaient à côté des hommes ; une branche de leurs longs ciseaux, fixée au bout d’un bâton, formait la lance dont plus d’un soldat russe porte encore la marque aujourd’hui.

Quoique la polygamie soit très en vogue en Turcomanie, les femmes gardent une certaine autorité ; il n’est pas rare d’en voir qui exercent une influence sur les affaires communes. Ainsi à Merv, récemment, la veuve de Nour-Verdi-Khan jouissait d’une grande réputation, et les Tekkés disaient: « C’est elle qui règne à Merv. » Ici aussi, l’amour fait des victimes : à mon passage à Boudjnourd, une belle éplorée est venue me supplier de lui venir en aide. Elle venait de quitter l’Akhal avec un homme qu’elle aimait, ayant abandonné son mari. L’agent russe à Boudjnourd, sur la plainte du mari, avait fait arrêter l’amant, qui se trouvait déjà sous clé. Par malheur, le coupable, non content d’enlever la femme, avait pris au mari une demi-douzaine de chameaux, et, pour ce fait, on le réclamait à Askabad comme simple voleur. La justice étant saisie, je dus, bien à regret, déclarer à la solliciteuse que mon intervention n’aurait abouti à rien. Elle ne versa pas une larme, mais m’assura froidement qu’on la couperait plutôt en morceaux que de la faire retourner chez son mari. Détail curieux : sur sa propre demande, l’homme qu’elle avait suivi et qui, de son côté, avait laissé deux femmes légitimes dans l’Akhal, leur avait envoyé les moyens de le rejoindre : elle ne voulait pas que la réputation de son amant fût ternie par le fait qu’il aurait abandonné ses femmes sans moyens d’existence.

La femme est achetée au père par le fiancé; le kalim (prix d’achat) consistait jadis en un certain nombre d’esclaves fixé d’avance ; si, au jour convenu, l’acquéreur n’avait pu réunir la somme exigée, le mariage ne durait que quelques jours, et le père reprenait sa fille jusqu’à ce que la dette fût entièrement soldée. Avant la conquête russe, le prix d’une femme variait entre 1,200 et 2,000 fr. ; mais depuis le massacre de Ghéok-Tépé le nombre des femmes est