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et la France, si prompte à tous les élans, a trop souvent semblé le pays des chutes et des reculs. « Notre temps, disait déjà M. Guizot vers 1860, a été et est encore un temps d’espérances immenses et d’immenses mécomptes. Depuis 1789, voilà déjà trois générations qui passent, se promettant à elles-mêmes et promettant aux sociétés humaines en général une somme de liberté, de prospérité, de facilités et de bonheur dans la vie, infiniment supérieure à ce qu’en ont jamais possédé les hommes[1]. » C’était comme un monde nouveau que le libéralisme prétendait conquérir, ou mieux, il se flattait de rajeunir la face du vieux monde et d’y faire régner à jamais, sous le sceptre de la liberté, la justice, l’abondance et la paix. Plein de foi dans la puissance et la raison de l’homme, il attendait tout des constitutions, des chartes, des lois écrites. Il répétait ingénument aux maîtres passagers du siècle, aux rois, aux assemblées, aux législateurs, ce que le marquis de Posa de Schiller ne craint pas de dire à Philippe II :

Ein Federzug von dieser Hand und neu
Erschaffen wird die Erde…
[2]

Le monde, hélas ! ne se laisse pas si vite remodeler à neuf. Ni les lois, ni les constitutions n’ont la vertu souveraine que notre ignorance leur a longtemps prêtée. Le législateur n’est pas un créateur. L’homme n’est ni si bon, ni si sage, ni si docile aux réformes que nos pères et nous l’avons rêvé depuis la révolution. Il serait assurément injuste de nier tous les progrès accomplis, d’oublier les conquêtes de l’esprit de liberté et d’humanité. Mais, pareils à un voyageur en marche vers les sommets des Alpes, plus nous avons fait de chemin et plus nous avons senti l’éloignement du but, plus nous sommes portés à nous plaindre de l’inanité de nos efforts. Sur ces routes nouvelles de la liberté, où nous nous sommes jetés à tant de reprises avec une si présomptueuse confiance, chaque génération à son tour est tombée de lassitude ou de découragement. Chose peut-être plus triste encore, toutes les fois qu’à travers nos chutes nous avons atteint une des hauteurs que nous apercevions de loin, nous avons eu beau regarder autour de nous, nous n’avons pas découvert les régions enchantées, l’eldorado politique et humanitaire où nous rêvions de nous reposer. L’éden de paix et de justice

  1. Guizot, l’Église et la Société chrétiennes en 1861, p. 199.
  2. « Un trait de plume de cette main et la terre est créée à nouveau. » (Schiller, Don Carlos.)