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semblait devoir lui permettre, sinon d’atteindre l’antique chimère, du moins de s’en rapprocher.

Aux recettes enfantines ou surannées des philanthropes du passé le libéralisme était fier de substituer une méthode rationnelle, inspirée d’un principe qui lui paraissait résoudre toutes les difficultés en conciliant tous les droits, le principe de nationalité. Rarement idée abstraite a été aussi puissante dans le monde concret, rarement notion théorique a autant remué le sol de l’Europe. On peut dire qu’elle a opéré des prodiges, rendu la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques, la vie aux morts. Depuis les traités de Vienne fondés sur l’ancien droit dynastique, depuis la résurrection de la Grèce au son de la lyre des poètes, elle a transformé la face de l’Europe, enfanté la Belgique, ressuscité l’Italie, unifié l’Allemagne ; elle a rajeuni la Hongrie et infusé à l’Autriche un sang nouveau ; elle a ranimé l’Irlande expirante ; elle a, sur la Vistule, dressé le spectre de la Pologne, et, en Orient, elle a fait sortir de leur sépulcre des peuples ensevelis depuis des siècles. Ce concept politique a créé et détruit des états, dissolvant les uns, recomposant les autres à la manière des agens chimiques qui décomposent les corps en en formant de nouveaux.

S’il a opéré de pareilles révolutions, c’est que le principe de nationalité n’était pas une pure théorie de cabinet, que derrière lui il y avait une force vivante et vivace, jusque-là plus ou moins inconsciente, à laquelle les idées en vogue dans le monde politique devaient donner au XIXe siècle un élan sans précédens.

Qu’est-ce, au fond, que ce principe de nationalité, salué avec tant de confiance par les générations libérales, et, depuis, si souvent renié par ceux qui le proclamaient naguère ? C’est, en réalité, un enfant de la révolution et du libéralisme, qui, au vieux droit dynastique, ont prétendu partout substituer le droit des peuples et, aux gouvernemens fondés sur la légitimité et l’hérédité, les gouvernemens fondés sur la volonté nationale. C’est l’application aux rapports des états et aux nations, considérés comme des individualités vivantes, des principes préconisés dans les relations des citoyens entre eux ; l’application des deux idées de liberté et d’égalité à tous les peuples regardés comme ayant un égal droit à l’existence, un égal droit à l’indépendance.

Pourquoi les peuples, ou mieux pourquoi les états se font-ils la guerre ? Pour étendre leurs frontières, pour s’enlever des provinces, pour s’assujettir les uns les autres. Comment les détourner de ces luttes séculaires et couper court à ces ambitions réciproques ? En mettant fin aux empiétemens de peuple à peuple ; en cessant de considérer les territoires comme une propriété dynastique et une