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chef-d’œuvre du vrai musicien de la poésie allemande, de Weber, que vous ne sauriez ni faire oublier ni faire revivre. — Hélas !

 
Meurs, Weber, meurs couché sur ta harpe muette !


Cette Allemagne qu’il avait montrée aussi claire que les yeux de ses jeunes filles, aussi forte que les bras de ses chasseurs, qu’est-elle devenue ? Elle a perdu sa grâce et sa simplicité. De savante, elle s’est faite pédante. Elle se plaît dans le labeur et la peine ; elle n’aime plus que ce qu’elle ne comprend pas. Il faut, dit-on, pour apprécier Wagner, l’entendre dans son pays : dans un théâtre allemand, chanté par des Allemands, devant un public allemand. Faut-il aller jusqu’au bout ? Faut-il se faire Teuton jusqu’aux moelles ?

Il y a parfois entre les peuples des dissidences naturelles de goût et presque des antipathies de tempérament esthétique ; mais la gloire des grands hommes est de les réconcilier dans l’admiration unanime des chefs-d’œuvre universels. La Descente de Croix, de la cathédrale d’Anvers, la Madone de Saint-Sixte, l’Orphée de Gluck, le Freischütz de Weber ne sont ni flamands, ni italiens, ni allemands ; ils sont humains, ou peut-être divins. Mais, à côté du génie universel, gardons et respectons notre génie particulier. Que l’amour ou l’amour-propre national de nos voisins ne les égare pas. Surtout ne nous égarons pas après eux. À les suivre dans leurs ténèbres, nous perdrions nos qualités sans gagner les leurs. Nous avons subi l’invasion matérielle ; ne livrons pas ce que la violence et la conquête no peuvent nous ravir : notre domaine intellectuel et artistique, une part de l’âme et du génie de la France.


C. Bellaigue.