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Corniche ; dans quelques endroits la route était à peine ébauchée ; elle n’était achevée nulle part. Elle avait été presque subrepticement et tant bien que mal ouverte, il y avait quelques années, parce que, se rendant par merde Gênes à Nice, le roi de Sardaigne, Charles-Félix, rudement éprouvé pendant ce court trajet, avait déclaré ne vouloir repartir que par la voie de terre. Depuis le jour où, malgré la mauvaise humeur de la cour de Vienne, le cortège royal avait inauguré le nouveau chemin, un très petit nombre de voyageurs avaient osé, à leurs risques et périls, suivre cet exemple. Nous étions des premiers, et je me souviens que, plus d’une fois, il nous a fallu mettre pied à terre, passer des torrens à gué ou sur des ponts improvisés par les gens du pays, qui saluaient au passage par leurs acclamations notre calèche de voyage. Au-delà de Finale, la route se trouva totalement interceptée par la chute de quelques gros rochers. Force fut, pour tourner l’obstacle, de mettre notre calèche sur un petit bateau à rames que les pêcheurs de la côte firent aborder à quelques lieues plus loin, dans le port de la petite ville de Savone. Les habitans étaient sur le rivage pour nous recevoir, et le sous-préfet nous harangua ; ce fut presque une ovation, et tout le long du littoral, jusqu’à Gênes, l’accueil fut le même.

Ainsi que cela était d’usage alors, mon père voyageait avec un passeport délivré par le grand référendaire de la chambre des pairs a sa seigneurie M. le comte d’Haussonville. Se mettre à l’étranger sur le même pied que les membres de la chambre des lords, telle fut, pendant toute la durée de la Restauration, alors que la pairie française était héréditaire, la visée de la plupart des collègues de mon père, et la sienne en particulier. Il m’a semblé qu’en 1829 et 1830 cela était accepté sans difficulté par tous les cabinets du continent, et tout au moins par les cours italiennes. En Piémont, en Toscane, à Rome comme à Naples, et jusqu’en Sicile, les autorités locales, grandes ou petites, avaient reçu de leurs gouvernemens des instructions dans ce sens. Nos ambassadeurs tenaient la main à ce qu’elles fussent scrupuleusement suivies, et la population avait volontiers accepté cette assimilation. Plus d’une fois j’ai entendu des domestiques de place, des garçons d’auberge et des mendians, toujours si nombreux en Italie, dire sur notre passage : Sono milordi francesi.

Même alors cela n’était qu’à moitié vrai, quant à l’importance politique, et cela était le plus souvent faux sous le rapport de la fortune et de la position sociale. Je puis toutefois témoigner que la considération de la France était grande, à cette époque, de l’autre côté des Alpes, tant à la cour des différens souverains que dans la bonne société de toutes les villes italiennes. Nous y étions accueillis avec un empressement qui ne laissait rien à désirer. Nous y