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II

M. de Chateaubriand nous avait précédés de deux mois environ, mon père et moi, dans la ville éternelle : « Je ne fus pas plus tôt parti avec Mme de Chateaubriand, écrit-il dans ses Mémoires[1], que ma tristesse naturelle me rejoignit en chemin. » La compagnie de Mme de Chateaubriand était-elle pour quelque chose dans cette tristesse ? Je ne sais. Toujours est-il que, au dire de beaucoup de personnes, l’obligation à laquelle il n’avait pu se soustraire d’emmener sa femme avec lui, pour faire, dans la capitale du monde chrétien, les honneurs de son salon, avait été une charge de sa nouvelle position et qu’il avait eu quelque peine à l’accepter ; c’était comme une sorte de drawback dont il aurait bien voulu être dispensé. Quant à Mme de Chateaubriand, qui avait beaucoup d’esprit, qui avait, je crois, passionnément aimé son mari, qui l’aimait encore d’une affection toujours souffrante et devenue un peu aigrie, elle se rendait parfaitement compte de ses dispositions actuelles à son égard. Elle jouissait, à ce qu’il m’a semblé, mais sans se faire aucune illusion, de la place importante que, pour la première fois, il lui était donné d’occuper au foyer conjugal. Peut-être faudrait-il ajouter que, par une rancune toute féminine, elle abusait tant soi peu, à l’occasion, dans son intérieur, des avantages de sa situation présente. Afin de venger d’anciens griefs, dont la source était bien loin d’être tarie, il ne lui déplaisait pas de faire montre, parfois assez puérilement, malgré toute sa finesse et son goût, de ses privilèges de maîtresse de maison. C’est ainsi qu’elle prenait plaisir à contredire tout doucement, mais péremptoirement, les assertions souvent un peu risquées de l’auteur du Génie du christianisme, ou de redresser ses souvenirs personnels trop fantaisistes, en leur opposant des faits positifs, accentués d’une voix basse et comme indifférente, mais toutefois assez sèche et très nette. Cette taquinerie prenait parfois une autre forme. M. de Chateaubriand venait-il à se plaindre qu’il fit bien chaud dans l’appartement, Mme de Chateaubriand ne disait rien ; peu de minutes après, il n’était pas rare de la voir mettre la main à la sonnette pour commander à un domestique de mettre une bûche de plus au feu. Était-ce contre le froid et les courans d’air que son mari réclamait, le même jeu se reproduisait, et les gens de la maison ne tardaient pas à recevoir l’ordre de tenir les portes du salon grandes ouvertes, ou d’entre-bâiller les

  1. Tome VIII, page 280 de l’édition in-8o de 1849.